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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

 

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« L’Épopée d’une contrée fraîche et verdoyante est en fait l’histoire des héros martyrs de la Révolution roumaine de décembre 1989, vécue et racontée par Relu Golea, personnage central du roman, écrivain aux tendances graphomanes,
non-publié sous l’ère communisme et dont la publication durant l’ère post-communisme ne réussira pas à changer son statut de marginal.

La ‘contrée fraîche et verdoyante’ dont rêvent les héros de la révolution - victimes inutiles - est une sorte de paradis illusoire situé au terme d’une traversée infinie de l’enfer. Le roman raconte l’épopée de cette traversée par la voix du personnage central et de ses camarades. Alors qu’ils cherchent à passer la frontière, leur fuite est interrompue par les événements de décembre à Timisoara, dans le tourbillon desquels ils sont pris, et auxquels ils participent directement. Dans la perspective des victimes, de ceux qui furent tués ou bien dont le statut de paria, de ‘lie’ de la société, s’est perpétué, ces événements auraient dû être une véritable révolution. Mais cette révolution a été volée et utilisée par ceux qui se tenaient dans l’ombre des héros-victimes et du peuple trompé, peuple manipulé, asservi, appauvri, moqué - d’une manière sans précédant dans l’histoire, perpétrant ainsi le génocide même dont ils ont accusé leur prédécesseur, Ceausescu. Ce roman peut encore être lu comme le récit d’un crime multiple, ramifié selon des voies insoupçonnées, occultes, et s’amplifiant à un rythme incroyable, avec de nombreuses victimes et de nombreux coupables, parmi lesquels l’intellectuel roumain, idéologue promouvant et soutenant le communisme, trouvant encore de quoi bien gagner sa croûte dans l’ère post-communiste, joue un rôle décisif, d’extraction maléfique selon la vision de l’auteur.

L’idée, la suggestion qui domine la narration, renforcée par l’image métaphorique des volumes d’Hommages à Ceausescu composés par des écrivains roumains ‘arrivés’, bien cotés, se tenant sur le haut de la vague et conservant leur poste après la révolution, c’est que tout le mal de cette contrée fraîche et verdoyante qu’est la Roumanie n’aurait pu y proliférer d’une manière aussi impressionnante sans l’apport substantiel de ceux auxquels on confia l’arme du mot édité, qui leur assura prospérité et privilèges, en échange de la compromission de leur âme. Il est donc ici question de l’écrivain roumain, distinct des écrivains des autres littératures selon la vision de l’auteur, surtout en ce qui concerne son rapport avec le pouvoir politique, qui influença inévitablement aussi la valeur de ses écrits. L’impasse du personnage central prend une tournure atroce, irrémédiable.
Il écrit et publie sans pouvoir s’intégrer parmi ses soi-disant confrères.»

                                                                                      Radu Aldulescu

 

Extrait

Le narrateur, Andrei et Pepino le gentil bègue ont fui Bucarest jusqu’à Timisoara, pour passer en Yougoslavie ; Hansi, le cousin de Pepino, doit les y aider. Ils attendent le moment judicieux pour tenter de passer la frontière ; les mois passent, l’attente s’allonge… jusqu’au mois de décembre 1989.


«Cette nuit-là on a encore entendu à plusieurs reprises des coups de feu et des grondements, comme des bombes ou des boulets de canon, mais à peu près une heure avant le lever du jour ils ont tout arrêté.

On est descendus dès le petit matin pour gagner le centre-ville. On sortait de l’escalier quand Tomica, le douanier, nous a rattrapés, et il a nous mis au jus avant même qu’on lui demande quoi que ce soit. C’est la guerre, ouais, ils ont forcé la frontière, les terroristes étrangers ont pénétré dans la ville. Ils ont dévasté les magasins, ils ont tout cassé, tout réduit en poussière, ils ont même tiré sur les civils pacifiques. L’armée a riposté, ouais, y a eu du bruit toute la nuit. Tomica a reçu une consigne, un ordre de mobilisation. Il ne sait pas quand il rentrera chez lui, ni même s’il rentrera un jour… Le voilà qui partait pour la guerre, ouais, avec son paquet de mangeaille dans un pauvre sac en plastique qui bringuebalait à son poignet fourré dans la poche de sa canadienne. Sur son visage, son inébranlable décision d’accomplir une mission sainte. Il avait un air grave, paraissait un peu irrité par notre curiosité et par notre impatience d’arriver sur les lieux pour voir ce qui s’y passait.

- Mais vous, bon sang, pourquoi vous sortez ? C’est interdit. Décrété situation d’urgence. Y aura du grand malheur dans la ville. Les terroristes étrangers ne lâchent rien et l’armée peine à faire face.

- On sort ouvrir le bec, lui expliqua Hansi. Poireauter à la maison on n’en peut plus, mon bon maître, et on n’a plus grand’ chose à consommer.

C’était la vérité en fin de compte. Concrètement, on n’avait plus rien à faire dans l’écurie de Pepino, dans son étable. On n’avait plus de quoi acheter le boire et le manger, donc on sortait ouvrir le bec. Qui sait ce qui pourrait nous y tomber dedans. Mais les environs semblaient plutôt déserts en ce matin de décembre.

- Vous n’en pouvez plus d’être tranquilles chez vous ? pesta le douanier avec beaucoup de rancœur, tendant le cou vers le numéro d’un tramway qui s’approchait. Le pays brûle, et vous vous avez le feu à vos fesses de vagabonds… Je vais prendre celui-là pour deux arrêts, dit-il comme pour lui-même, avant de s’adresser à Pepino depuis le marchepied du tramway : Au fait, ton fils est chez nous. Aide donc aussi Mioara pour les courses, vu qu’on sait pas combien de temps je vais être parti… On a pris le tramway suivant, nous, pour aller dans le centre, et on est tombés sur un groupe de cinq-six types qui s’échauffaient à parler d’une manifestation. Ça avait eu lieu hier, mais à tous les coups les gens allaient sortir aujourd’hui aussi.

- Ils ont tiré sur la foule ? intervint Hansi.
Ils ne semblaient pas se méfier de nous, mais le type que Hansi avait interrompu eut tout de même un long moment d’hésitation. Ils avaient tous à peu près notre âge et plutôt fière allure dans leurs paletots et leurs canadiennes aux couleurs sombres, tandis que parmi nous seul Hansi portait quelque chose pouvant ressembler à un manteau : Andrei, Pepino et moi, on était en pull-over ; et les autres se différenciaient encore de nous par leurs sacs et par leurs filets de nourriture. Ils n’étaient pas comme nous, les mains dans les poches, chiens sans maître qui mangent là où ça tombe et qui baisent là où ils peuvent et qui s’endorment là où le sommeil les frappe. On voyait qu’ils allaient au travail, eux, ce dont j’ai déduit que leur manifestation aurait lieu l’après-midi, après leurs heures de service.

- Je ne peux pas vous le dire, m’sieur, s’ils ont tiré sur la foule. Personne ne sait précisément ce qui s’est passé. À moi un voisin qui travaille dans la milice m’a raconté hier soir que des hooligans ont fait du grabuge et cassé des vitrines - dit encore le petit gars, empaqueté dans son paletot au col relevé jusqu’à la pointe des oreilles et qui pendait jusqu’à ses talons.

Et il fit volte face, revenant à leur début de conversation sur une manifestation. Il avait peur, évidemment, on n’inspirait pas trop confiance, d’autant plus qu’on lui était inconnus, à lui comme à tout son groupe. Ils se taisaient et nous regardaient depuis leurs bérets et leurs bonnets tombant sur leurs sourcils, avec une hostilité à peine contenue. Ils semblaient attendre qu’on descende du tramway et qu’on taille notre route. On n’avait rien à faire parmi eux, ni dans leur discussion, et pourtant, progressivement, à mesure qu’ils comprenaient mieux à qui ils avaient affaire, l’atmosphère devint plus détendue. Faut croire que cette armoire à glace d’Hansi avait piqué leur susceptibilité, avec son manteau court à col de fourrure, en faux coton jaunâtre, qui dans la lumière trouble de l’aurore pouvait être pris pour de la peau de chèvre. Tandis que nos vieux pulls à nous nous rendaient encore plus pitoyables qu’eux, nous, des loqueteux sans nulle part où aller ni rien à manger, on aurait même bien pu être  les hooligans en question, abrutis et détraqués par la faim, qui leur avaient prêté main forte pour tout saccager en plein jour dans les vitrines des magasins. L’hypothèse que nous on puisse être les acteurs du spectacle qu’ils avaient attendus depuis si fichtrement longtemps sembla accroître leur confiance et délier leurs langues.

- La Révolution est arrivée jusque chez nous, dit un gars grassouillet avec un visage rougeaud envahi par l’ombre d’un premier duvet. C’était bon dieu plus possible ! Les Tchèques, les Allemands, les Bulgares : y avaient que les Roumains qui n’en finissaient pas de dormir - mais Hansi gardait son idée fixe, il voulait absolument savoir si on avait tiré sur la foule… Et pourquoi qu’ils auraient pas tiré ? lui lance l’autre avec un ton de reproche. Quoi, faut vraiment être benêt pour demander ça sans cesse, alors que ça va de soi ! Ils ont tiré comme des cinglés ! Ceausescu a envoyé l’Armée et la Securitate et ils ont tiré sur la foule, en pleine tête. Y a des centaines de morts et de blessés dans toute la ville. Ils sont là pour tous nous tuer, pour nous foutre le feu.

Les gars sont descendus à leur usine, et nous, quelques arrêts plus loin, vers le centre. Ici aussi les rues semblaient désertes, comme dans la périphérie dont on venait. Traversant la Place de l’Opéra, en chemin vers la gare, je l’ai trouvée aussi propre que le jour de notre arrivée. Tous les vingt mètres on croisait un passant hâtant le pas le menton sur la poitrine, comme flairant les pavés jaunes à la recherche d’un lieu sûr où se réfugier, puis, en quittant la Place, on a vu trois types en salopette avec une échelle en bois, qui venaient tout juste de finir de changer la vitre d’un magasin. Toutes les vitrines des environs semblaient d’ailleurs neuves et fraîchement refaites, on aurait cherché en vain des traces de désordre ou des tessons. Ils avaient balayé, remis de l’ordre. On était pourtant arrivés de très bon matin, mais voilà, c’était fini. Qu’est-ce que c’est que cette Révolution pourrie qu’ils nous ont faite, qui a duré si peu de temps ?

Il n’y avait vraiment plus rien à voir, et de toutes façons le moment était venu de tordre un peu le bras de Hansi. Il continuait à nous décevoir. En plus d’avoir laissé tomber la frontière, il n’était pas ce que son costume indiquait. Cette nuit, pendant qu’il somnolait, on avait eu largement le temps de lui faire proprement les poches de son jean tout neuf et celles à fermeture éclair de sa saleté de manteau à col d’agneau, pour constater qu’il était complètement sur la paille. Qu’est-ce qu’il envisage, en définitive ? Il avait bien lui aussi des camarades d’infortune dans cette ville, qui pourraient nous guider, nous aider… Eh, on voyait clairement que la ville était déserte, et après, qu’est-ce que ça fait qu’elle est déserte ? Où est-ce qu’on va, sur quoi est-ce qu’on se base ? Hansi aurait dû savoir. Eh, Pepino, ouais, nous aussi on avait observé que Pepino avait récupéré la liquidation de sa centrale thermique, sur quoi Hansi, vu qu’il avait repéré l’argent chez Andrei, il s’était ramené comme une fleur pour remplir la bouteille et pour gaver son cousin de fritures de rate et de mou, et pas le moins gênés du monde ils se sont envoyé en une seule soirée de l’eau-de-vie qui aurait pu nous tenir une semaine. Malgré tous les espoirs placés en lui, Hansi s’avérait causer de sacrées pertes dans notre étable. On se sentait même pas de le chasser, parce que dans le fond qui sait, mais on voyait plus trop à quoi il pourrait nous servir.
Tout ce qu’il est resté à Pepino de la liquidation nous a juste suffi à nous prendre une pinte de bière et une corbeille de petits pains au troquet derrière la gare. Après s’être offert tout ça, on a encore traîné à table un bon bout de temps. On aurait dit que chacun attendait qu’un autre soit disposé à donner le ton pour aller casser des vitrines, lorsqu’un ami de Hansi est apparu dans le troquet. Carl, il s’appelait, et Hansi semblait avoir un peu de crédit chez lui, puisqu’il a lancé une nouvelle tournée de pintes pour tout le monde, accompagnée sur suggestion de Pepino d’une part de ragoût de fayots et d’une autre corbeille de petits pains.

- C’est la misère, la grande famine, mes enfants, dit Carl. Et au lieu de rentrer chez moi nourrir ma famille, j’entretiens la famille de Hansi.

Il avait l’air de ne plaisanter qu’à moitié, à moitié sérieux. Il nous disait mes enfants, alors que c’était peut-être lui l’enfant parmi nous. Un gamin, un rocker à peu près de l’âge de Laur, avec de grosses godasses, une ceinture à clous et un blouson en cuir noir couvert de fermetures éclair sur le poitrail et aux manches. Il nous raconta une autre version des événements de la veille en ville, comme quoi quelques dizaines de gens s’étaient rassemblées et s’étaient mises à crier toutes sortes de trucs, parmi lesquelles la plus futée c’était bien celle-là : À bas Ceausescu, ou bien aussi : À bas le Bourreau, À bas le Tyran, À bas les communistes, et puis Liberté, Pain et Justice, etc.

- Ils criaient comme au stade. Carl essayait de récupérer le sel solidifié au fond de la salière. C’étaient des types… comment dire ? Il renonce, et cognant la salière contre le bord de son verre la renverse toute entière dans sa bière. C’étaient des types comme vous.

On voyait sûrement à nos mines et à notre allure qui nous étions, et de quel bois on se chauffait, le père André, Pepino et moi, et puis Hansi aussi, en faisant un petit effort d’imagination. On était assurément de la même étoffe que ceux que le gamin avait en tête, et le père André voulut savoir si on leur avait tiré dessus.

- Hàààmmmmorrt ?… gémit Pepino.

- Diable mais d’où vous sortez ? Ça fait deux fois que j’entends cette ânerie depuis ce matin.

- Cette nuit ils ont tiré, je dis. On a entendu, toute la nuit on a entendu des coups de feu.

- Ils auront fait des manœuvres. De jour, en tout cas, aucun coup n’a été tiré. Ils sont quand même pas assez stupides pour gâcher leurs munitions pour des pouilleux pareils. En réalité, ils ont juste fait un chouïa de remue-ménage dans la foule, en ville, quand ils ont voulu les disperser. Ils les ont pourchassés, et pendant ce temps-là y en a d’autres qui se sont joints au mouvement de la rue. Un type s’est perché sur un tramway et s’est mis à hurler autant qu’il pouvait pour que tout le monde l’entende, et on veut ceci et cela, à manger, et le chauffage, et l’électricité, et Roumains soyez pas lâches - mais les Roumains ont été bien calmés jusqu’au soir. Ils ont arrêté une trentaine de personnes et le reste a fui, et maintenant on verra…

- On verra quoi ?

- On sait pas ce qu’on verra, Hansi. Carl avait parlé sans se méfier des tables voisines, mais il était maintenant penché au-dessus des pintes, et baissait la voix : ils en ont arrêté pleins, Hansi. Ils ont arrêté Gabi Rosu et sa sœur, et Vrabie, et Melinte, et Caragea…

Voilà comment on refaisait le monde et notre pays, depuis notre troquet derrière la gare de Timisoara, devant une pinte de bière, en écoutant Carl qui chuchotait que si on met pas le feu au pays maintenant tant que c’est le moment et qu’ils essayent de nous mater, ça va sentir le roussi pour notre peau. Maintenant c’est à la vie à la mort. Il sort de la manche de sa veste un tournevis qu’il nous montre en le couvrant d’une main entre les pintes. Le bout était poli comme une sorte de poinçon solide, avec un manche robuste en ébonite, et il était assez long pour traverser une gorge du larynx jusqu’à la nuque.

- Les Roumains ne sont pas lâches, mais tant que tu leur fiches pas dans le derche un machin comme ça, ils bougent pas. Faut rester sur le qui-vive, les enfants - et il lut dans nos regards une pleine approbation, si certaine qu’il retourna au bar et en revint avec une nouvelle tournée de bières.

On savait trop bien ce que Carl s’efforçait de nous expliquer, à savoir que tout le monde avait peur, sauf les types comme nous autres, des types avec du sang chaud dans la bite, prêts à péter les plombs, à hurler ce qu’il fallait pas et à casser des vitrines, si bien que c’était à nous et à nos semblables que la mission incombait de sauver les Roumains et de nous laver de notre honte aux yeux du monde tout entier. Carl nous voyait et nous reconnaissait, même s’il n’avait jamais eu affaire à Andrei ni à moi jusqu’à ce jour. Notre apparence lui suffisait, et le fait qu’on était des camarades de Hansi et de Pepino.

La nuit allait tomber quand on est sortis, et on s’en est retournés vers le centre par une petite rue en pente, pavée de pierres cubiques. On retournait dans cette ville abandonnée, il n’y avait pas âme qui vive, pas une voiture non plus, et pourtant quelques lumières se sont allumées aux fenêtres des maisons à trois étages. Avant qu’on pige ce qui se passait et qu’on décide où aller, du coin de la rue un type en canadienne noire a surgi devant nous. Il avait à peine parlé de papiers, et de contrôle, que déjà c’était bouge pas ou je tire. On a voulu faire demi-tour, mais à un pas derrière nous il y avait deux autres gars. On s’est un peu dispersés, tandis qu’ils braillaient à propos d’une situation d’urgence, et qu’est-ce qu’on faisait à cette heure-là dans les rues. Ils avaient déjà attrapé Carl et s’étaient rués à trois sur lui, mais lui il se démenait entre eux en criant plus qu’à pleins poumons :

- Assassins ! À l’aide, ils me tuent ! À l’aide, braves gens, ils me tuent !

Ses jambes se débattaient dans les airs. Ils n’étaient capables ni de l’immobiliser, ni encore moins de lui boucler la bouche. Des novices, clairement, tirés d’un contingent appelé en plus en dernière instance pour cette situation d’urgence qui leur donnait beaucoup trop de pain sur la planche. On s’était retirés le long des murs, pour attendre quelques instants que les gens paraissent aux fenêtres, et à deux fenêtres les lumières s’éteignirent, après quoi on a entendu quelque chose tomber sur les pavés de la chaussée et débarouler la rue. Le tournevis de Carl, oui, Pepino flairait déjà le sol pour la retrouver, à quatre pattes comme un chien. Il le trouva enfin et revint trois pas en arrière et frappa, tenant le tournevis à deux mains, il le planta dans le garrot du type du milieu. Il l’enfonça probablement jusqu’au manche, puisqu’il ne parvint plus à le retirer et que l’autre se débattait et grognait comme un porc prêt à fuir avec le couteau dans le dos, et il prit même vraiment la fuite dans la direction d’où il était arrivé. Profitant aussitôt de cette soudaine déroute, Hansi eut le temps de rouer de coups les deux autres types, et de les mettre à terre. Andrei et moi on s’est attelé à leur cogner la tête contre les pavés, inutilement : les frappes artistiques de Hansi les avaient définitivement pétrifiés. Au moment où on commençait à leur fouiller les poches, on a entendu des coups de feu, et d’après leur provenance on a déduit que c’était le type au tournevis dans le dos qui tirait. Les éclats volaient depuis le pavage et depuis les murs, et on a battu en retraite en rampant sur le ventre, jusqu’au premier coin de rue. Depuis une fenêtre des ténèbres un citoyen comprit enfin la situation, et à la seule manière qu’il avait de beugler on savait pour le moins clairement qu’il avait le nez dans la vinasse.

- Assassins ! Bande d’assassins ! Vous tuez des femmes et des enfants, assassins !

On s’est tous les cinq fait la malle avec ces cris-là dans les oreilles, précédés du sifflement des balles. Le type au tournevis dans le dos n’avait sûrement jamais tué quiconque, s’il n’avait pas été en état de toucher aucun de nous en tirant à tout-va à dix mètres de nous.

On a pris à droite au premier coin de rue puis au bout de cent mètres de nouveau à droite, avec Hansi en tête de notre peloton compact fermé par Pepino, àààmmmmorrt. On a couru une bonne demi-heure avec la mort aux trousses, traversant des rues désertes et tâchant de nous éloigner de là d’où venaient les bruits de coups de feu. Quand on s’est arrêtés il faisait déjà bien nuit et on avait atteint des buissons, au bord d’une rivière. Après avoir repris mon souffle, j’ai vu qu’on était sous un pont, que j’ai reconnu. J’étais passé par là avec Andrei et mon cousin Laur le matin de notre arrivée à Timisoara. Y a bien deux-trois mois de ça. On était sûrs à ce moment-là de quitter définitivement ces lieux d’ici deux-trois jours, ces étables, ces écuries, et ces hangars parmi lesquels on a tournoyé tant et tant jusqu’à se retrouver au même endroit d’où on était partis, et puis dans quel état : j’étais à nouveau baigné de sueur par ces kilomètres de traque avec la mort dans le dos et la faim devant soi, comme la dernière fois, comme toujours.

Chez ces gars-là, chez mes camarades, le sang bouillonne d’envie de mettre le feu aux écuries, aux étables et à toute la baraque, mais pour ma part je ne vois pas trop ce que ça pourrait changer. Je me suis enflammé, et voilà que j’ai déjà froid. Et soif. Je me suis penché pour boire quelques gorgées dans le cours d’eau et ma main s’est cognée dans la pénombre contre quelque chose d’enlisé dans la bourbe. C’était un registre que l’eau avait alourdi, je le rejetai près des buissons.

- Je vous avais dit qu’ils plaisantent pas, dit Carl.

À genoux dans l’herbe comme pour une prière, Hansi se passait les mains dans ses longs cheveux en haletant et en crachant.

- On verra la suite demain… Cette nuit on va aller chez Pepino.

- Doux Jésus, regardez, les livres coulent du ruisseau, s’exclama Andrei en se calant sous les yeux le registre que j’avais jeté de la rive. Qui a du feu pour voir ce que c’est ?

Carl alluma son briquet et lut :
- Hommage. Union des Écrivains de Roumanie. S’ils ont balancé les tafioles dans la Bega, faut croire qu’y en a plus pour longtemps.

Ce n’est pas tant ce constat plein de bon sens qui m’a fait porter avec moi ce registre trempé, que la pensée de pouvoir y tomber sur Gheorghe Restoiu, le directeur des Éditions des Calendes, lui-même écrivain, le seul écrivain que je connaisse, d’ailleurs. Je l’imaginais se félicitant pour la bonne inspiration qu’il avait eue de ne pas venir avec moi faire des tuyaux de puits, si fort qu’il l’ait désiré alors et que c’eût pu lui plaire.
»

 

 


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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

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Lien vers la traductrice

 

Les tourbillons de vent les happèrent dès qu’ils eurent mis le pied dehors. Une secousse qu’ils n’avaient pas volée. Accès de colère de la rue contre ceux qui s’étaient dérobés à elle jusque là. Un choc en pleine poitrine, qui les fit pivoter, valser tous les deux.
Seulement, ils s’en fichaient. Après les délices du sauna et des salons de l’Hôtel Intercontinental, la fureur des éléments n’avaient plus la même emprise sur eux Ils riaient, juraient, en même temps tous les deux, sinon avec un soupçon d’arrogance, au moins de toute autre humeur qu’une heure ou deux auparavant. Une sorte d’indifférence, le sentiment que rien ne pouvait briser les forces qu’ils semblaient avoir retrouvées était le plus fort, grâce au simple artifice des conditions quasi normales de cette oasis au milieu du territoire meurtri de l’Ombre.
Ils se sentaient presque humains de nouveau.
Ils avaient presque retrouvé leur jeunesse, voire leur enfance.
Le juron de Sânzianu explosa avec une telle violence qu’Erasme eut l’impression de voir le vent le coller contre la façade imposante de l’hôtel, lui faire tirer la langue à toutes les misères, tout comme à l’avidité insatiable des profiteurs jetée à la face des gens avec une préméditation dépourvue de tout scrupule.
Puis, sortis de l’angle où le courant d’air n’en faisait qu’à sa tête, ils retrouvèrent le calme comme si le vent avait prêté l’oreille à leurs menaces et leurs jurons amusés.
La neige crissait toujours sous leurs pas. Elle était toujours propre, scintillant sous les rayons d’un soleil blanc, majestueux et impartial, purifiée, comme si elle venait de sortir du sauna de l’hôtel elle aussi.
- C’est comme une promesse de renouveau, cette neige, dit Erasme.
- Merde, répondit cyniquement Sânzianu. Renouveau de la merde !
- Quoi ? Erasme sortit d’un bond de sa nostalgique torpeur.
- Tu as bien entendu : merde ! Quel renouveau voudrais-tu ? Ici il faudrait tout changer, tout raser. Les écuries d’Augias... Et tu vois un Hercule quelque part ?... Les héros se sont réfugiés dans les contes. Ils ont froid et faim, eux aussi. Et ils n’ont nulle part un Sânzianu qui les tire de leur nid de merde pour les réchauffer sous son aile, ha !ha !...disait-il en clignant de l’œil.
Les vitrines continuaient pourtant de briller froides et émouvantes dans leur triste et désespérante nudité et les rares passants qu’ils croisaient ne levaient même pas la tête. Ils étaient pressés, soucieux, et personne n’avait besoin qu’on lui rappelle en quelle époque il lui était donné de vivre sa vie.
De l’autre côté des vitrines, des vendeurs transis de froid, leurs blouses passées par-dessus leurs manteaux, après avoir réussi, tant bien que mal, plutôt comme des robots incapables de se dégourdir, à  terminer la corvée de déneigement et l’entassement de la neige au bord des trottoirs, en sautillant d’un pied sur l’autre et en se tapant énergiquement la poitrine de leurs bras croisés, tuaient le temps en attendant on ne sait quoi.
En tout cas, l’heure de la fermeture.
Sur la Calea Victoriei, devant l’hôtel Continental, des gens s’étaient arrêtés et ils se dirent que leur hâte précédente n’était qu’une façon de tromper le froid En tout cas leur appétit pour les événements ne faiblissait pas, même en ces temps. Il était clair qu’en fait, personne n’avait rien à faire. Ils se pressaient tous comme des possédés tentant de trouver quelque part quelque chose à manger, tout en sachant qu’à moins d’un miracle, ils ne trouveraient rien.
Ou, peut-être, essayaient-ils juste de se réchauffer.
- L’ennui, dit Erasme.
- Le dénuement intérieur ! l’arrêta Sânzianu. Toujours cette recherche de quelque chose qu’ils ignorent eux-mêmes...
- Les besoins...
- Balivernes. Toujours ces besoins inconnus, vieux comme le monde : panem et circenses !, circenses et panem ! les anciens connaissaient bien l’antienne.
- Et ceux-ci, les nouveaux, ils la connaissent bien eux aussi...
- Mvoui, sauf qu’ils ont trouvé le moyen de perfectionner. Ils n’offrent que le cirque, le pain, ils le gardent pour eux.
Ils s’arrêtèrent eux aussi. Poussés par l’ennui ?... La curiosité ?... Avaient-ils besoin, eux aussi d’événements ?... Essayer de comprendre ce qui avait cassé le film qui avait roulé avec monotonie jusque là ?
Le portier, dans son uniforme anachronique avec des passepoils et des galons dorés qui conférait à son visage rigide une majesté vétuste plutôt imaginaire (comme d’ailleurs toute majesté ! se dit Erasme), protégé par l’importance de son uniforme et par la présence des serveurs qui arrivaient en vitesse de partout, était en train de mettre une femme à la porte.
Une de ces...
Un peu ivre peut-être...
En tout cas l’air hagard.
Peut-être juste un peu écervelée.
Maintenant très en colère.
Un peu phtisique.
En tout cas très maigre et avec peu de dents dans la bouche.
- Je vais t’apprendre, moi, satané bonhomme ! Ben, je vais bien trouver une pierre..., disait l’édentée, la squelettique, la phtisique, l’écervelée.
Et le portier, comme un vrai général, se gonflant dans ses dorures, sifflait pour appeler la police.
Et le policier..., en vrai milicien, bien entendu, ne voulant pas s’en mêler, ou bien n’acceptant pas les ordres de n’importe qui, plein d’importance, alors qu’il était gelé comme tout le monde, se donnant l’air de n’être pas concerné - tout ceci était en dessous de sa dignité-,  allait, nonchalamment, avec suffisance. Ni vu, ni connu...
Et la femme...
- Allons-y ! ordonna Sânzianu sans bouger. Qu’ils aillent se faire voir !
- Allons-y..., dit aussi Erasme, sans broncher lui non plus, sans déplacer ni pied ni regard...
Ils se frayèrent un chemin à travers la foule rassemblée, cette foule avide de quelque chose...
- Qu’ils aillent se...
- On y va, on y va...  grogna Erasme, les yeux rivés sur l’écervelée, la furieuse, la phtisique en colère. Aveuglée par sa rage de justice. C’est bon... On y a, on y va... bien sûr qu’on y va, les yeux toujours figés sur cette femme squelettique, drapée dans sa robe autrefois élégante, fine, une sorte de mousseline de soie, avec une veste au dos râpé, et qui voulait se faire justice avec un tesson de bouteille tiré d’une poubelle, qu’elle pointait comme une arme.
Implacable comme une divinité vengeresse de tragédie grecque, se dit Erasme
Et le policier-milicien, arrivé tout de même à sa hauteur, lui saisissant la main, sans entrain. La lui tordant...
- Tu vois ? Tu as vu ? piaillait Erasme dans le froid blanc, enfin, le froid sans couleur, cristallin, et pourtant embué par-ci, par-là. Un groupe statuaire exemplaire : la justice désarmée par le gardien de l’ordre public !
- Qu’ils aillent se faire voir !... Allez, viens donc, je gèle.
L’ombre des immeubles masquait le soleil qui, tout en ne chauffant pas entretenait l’illusion de vous réchauffer. Mais là, dans cette rue étroite où le soleil ne parvenait pas, l’ombre aiguisait le froid, appelait la nuit et Erasme eut soudain l’impression que c’était l’autre ombre. Plus pesante et, encore plus glaciale.
- Cette ombre qui vient des pierres, dit Sânzianu, renforçant ainsi son impression et il secoua les revers de son manteau.
- Pas des pierres, précisa Erasme.
- Des pierres, répéta Sânzianu, que le diable te...
- Non. Pas des pierres, en aucun cas des
pierres !
- Mais si. Ça vient des... ça vient de...
- De l’autre côté. Derrière les pierres. De là, où les thermomètres ont été truqués, réglés sur 18°, alors qu’en réalité il en fait 22 et le maître de l’Ombre croit qu’il en est ainsi !... De toute façon, dans son arithmétique, 22 et 18 c’est la même chose quand il s’agit de nos degrés à nous.
Quelques ouvriers vêtus de doudounes des services d’assainissement, avec sur la poitrine et dans le dos des pièces taillées, aurait-on dit dans les uniformes des « petits faucons de la patrie », des pièces de couleur orange qui les faisaient paraître encore plus gris, poussaient la neige aux marges des trottoirs et Erasme avait l’impression qu’ils travaillaient eux aussi pour la Grande Ombre qui sortait, lentement, sûrement, implacablement des murs des palais environnants.
On aurait dit qu’il faisait de plus en plus froid et ils marchaient comme des automates bien remontés, glissant dans l’espace blanc, sur le sentier tracé par les pieds de ceux qui les avaient précédés.
La Place du Palais, en partie dégagée de neige, brillait sous le soleil. Quelque part, un chasse-neige tournait encore dans le froid aigu, comme un jouet téléguidé dont le joueur aurait détourné son regard.
Les gens qui semblaient tout petits dans l’espace immense de place, la traversaient furtivement, pressés et méfiants.
- Quoi, c’est du soleil, ça ! râlait Sânzianu dans le col de sa pelisse fourrée.
- Quoi, c’est le soleil d’autrefois... grommelait-il, les lèvres gelées, les joues gelées et les sons, à peine esquissés gelant aussi, ne suffisaient pas à habiller ses paroles, ils tombaient comme des glaçons près de ses oreilles et renforçaient leur rougeur.
Erasme, frigorifié comme il l’était, ne les recevait pas. Il n’avait rien à en faire. Il aurait fallu les réchauffer d’abord avant de les écouter et de les comprendre. Mais il se doutait de ce qu’ils voulaient dire.
- Encore heureux qu’il fasse froid. Encore heureux qu’on soit tout roides. Sinon, curieux comme je suis, je serais sûrement retourné les chercher, se disait-il, certain que les paroles de
Sânzianu sautillaient à leur suite dans la place gelée et son visage, rasé de frais, tenta

l’esquisse d’un sourire. Plutôt une intention de sourire à l’adresse de Sânzianu qui le reçut tout de même du coin de l’œil, en se disant, satisfait :
- Tiens, il a une bonne tête. J’ai réussi. J’ai fait quelque chose de bien.
- Je suis persuadé, disait Erasme par son sourire, que derrière nous, ces solides gaillards avec leurs talkie-walkies, courent dans leurs grandes bottes de feutre importées de Moscou avec leurs kalachnikovs pour ramasser tes paroles brisées par le froid. Ils les ramassent et les réchauffent dans leurs appareils en essayant de les comprendre. Ils ne croient pas au gel et ne comprennent pas le code que tu utilises. Ce que recèle ton message.
- Oh là là ! quelle friture ça va faire dans leurs talkie-walkies... Sânzianu riait aussi en son for intérieur.
De l’autre côté de la Place, devant le restaurant Cina, une femme, un enfant sur le bras et deux autres à ses côtés, emmitouflés comme pour aller en déportation en Sibérie, zigzaguaient d’un pas bizarre, nerveux, sautillant, brisant le rythme du flot général, attiraient l’attention.
Les deux enfants ont à peu près de la même taille et entre eux et leur mère pendouille une banderole de toile déroulée à la vas-y comme je te pousse, sur laquelle on dirait qu’il y a quelque chose d’écrit.
Mais comme ce groupe se trouve dans un angle difficile par rapport à eux ni Erasme ni Sâzianu n’arrivent à déchiffrer plus d’une partie du texte écrit en grosses lettres, comme un slogan :

                            PAS... PASA...,

s’efforcent-ils de déchiffrer en regardant la femme, regardant l’enfant qui a l’air glacé dans ses bras, complètement glacé, regardant les deux autres enfants, leur démarche bizarre, un peu sautillante, mécanique Démarche de la peur et du désespoir ?! s’étonnent-ils, se demandent-ils.

                            PASA...,

Ils regardent toujours, ils se sont arrêtés,

                            PASARAN ?...,

Ils tentent de comprendre, s’efforcent de deviner la suite en se rappelant le cri de guerre des républicains espagnols :

                            NO PASARAN !...

- Comment ça ? Où ça ? Pourquoi ?..., se demandent-ils. Quelle sorte de pasaran ?..., se tournant l’un vers l’autre.
- Chez nous, il n’y a pas de « pasaran » !
- Passee..., déchiffre Erasme avec bien du mal sur la toile qui flotte, ondoie. Et : Qu’est-ce qui a bien pu encore se passer en Espagne ? s’étonne-t-il, alors que Sânzianu le tire par la manche.
Les groupes de gens, jusque là pressés, s’arrêtent quelques instants eux aussi à quelques pas, histoire de se faire une idée. Alors la femme fait en sorte que la bande de toile soit vue de face.
Et maintenant que le texte se révèle à eux
tous :
- On y va, mon vieux, tu n’entends pas ?...., lui ordonne à nouveau Sânzianu.
- Attends un peu, mon vieux ! dit Erasme irrité par la hâte et l’incompréhension de l’autre. Tu ne vois pas ce qui se passe ?! se retirant un peu de côté et remarquant que ceux qui ont déjà lu le texte se dépêchent de décamper, encore plus pressés qu’avant.
Il voit aussi un-deux-trois, peut-être quatre flics se précipiter sur la femme, sur les enfants qui se sont retournés et maintenant seulement il peut distinguer le texte :

                            PASSEPORTS !,
 
pendant que brusquement, aussi brusquement que le lui permettent ses pelures accumulées contre le froid, le premier flic tend la main, arrache la toile (la toile n’est pas rouge, comme d’habitude. Seulement les lettres : PASSE..., PASSEPORTS sont rouges) et :

                            PASSE...,

tombe.

                            PASSE...,

est tombé.

                            PORTS,

Aussi.

Il n’y a plus de PASARAN et plus de PASSEPORTS... Sur l’asphalte vitreux, envahi par la Grande Ombre, venue on ne sait comment et on ne sait d’où.

                            PASSE...,

n’est plus qu’un chiffon quelconque.
 
Rouge et blanc.
Blanc et rouge.
Plutôt gris maintenant.
Plutôt couleur de cendre, parce que foulé aux pieds par les trois ou quatre uniformes qui se précipitent et ramassent :

                       PAS-PASSE-PASSEPORTS,

rouges sang sur l’asphalte gris couleur de cendre de la Place.
Ils le nettoient.
Ils sont sur le point de le lécher.
Ils ont des mouvements rapides.
Fébriles.
Ils sont très zélés.
On pourrait s’étonner de tant de zèle...
La femme et les enfants, envahis par l’Ombre, semblent pétrifiés.        
On ne sait pas s’ils respirent, reprennent leur souffle.
De toute façon, on se demande si sur la Place quelqu’un respire encore, reprend son souffle.
Même le vent ne...
Enfin un ou deux instants, le temps de la pétrification. Car tous les gens compris dans la scène sont pétrifiés.
Là-dessus, Erasme n’a aucun doute.
C’est comme si le mouvement s’était arrêté.
C’est fini.
Il n’y a plus d’essence pour bouger encore.
Voilà pourquoi les autorités  suppriment l’essence.
C’est pour ça qu’ils suppriment l’électricité.
C’est une panne. Un court-circuit.
Enfin, une panne, un court-circuit de plus.
Ce n’est pas grave !
On y est habitués et on ne s’arrêtera pas pour si peu ! La marche victorieuse de l’humanité en marche ne peut être arrêtée ! Non-non !
Le film s’est juste un peu cassé maintenant. Mais on le répare. Le film s’est cassé et à présent ils sont tous en stop-cadre. Prêts à sortir du cadre dans lequel seuls les gens en uniforme et La Grande Ombre continuent de bouger sur la Place du Palais.
Un instant, Erasme, abasourdi, cherche des yeux la caméra, persuadé qu’il assiste à un tournage.
Il cherche du regard les uniformes nazis, les insignes des SS sur les cols des policiers.
- Ils doivent être en train de tourner un film, se dit-il.
- C’est Nicolaescu qui filme. Ou Titus. Peut-être tous les deux, pourquoi pas ?! Bon, d’accord, il y en a d’autres encore. On en voit constamment des nouveaux. Nous avons une source intarissable de talents...
Un instant..., l’un des hommes en uniforme met la main sur l’épaule de la femme.
- Nooon ! jaillit son cri. Et son « nooon » balaye la Place, reste bloqué entre les murs imposants et froids des palais, s’entortille, tourne, tourbillonne à l’infini.
- Comme dans une prison de sons, se dit Erasme, les tympans écorchés par le désespoir de la négation.
Un autre instant... l’homme - policier - milicien retire sa main.
Les autres, les figurants, les témoins involontaires, s’empressent de reprendre leur chemin d’un air coupable.
Que dire, tout le monde joue à la perfection !
La femme et les trois enfants se laissent conduire par les hommes de l’ordre vers la porte de derrière de la Bibliothèque Universitaire Centrale.
Sur la porte inscrit en lettres de trois pouces, grandes, rouges, pour être bien vues de tous :

                            ACCES  INTERDIT !

- Allez, viens maintenant !  lui ordonne de nouveau Sânzianu.
Ils se regardent en silence.
Finalement ils s’en vont vraiment.
La Place se vide vite fait. Il ne reste que La Grande Ombre, maîtresse incontestée des lieux.
Sauf que personne ne la connaît.
Personne ne la voit.
Enfin, peut-être seulement Erasme et peut-être seulement Sânzianu.
D’autres encore, peut-être.
Et le « Nooon » !, la négation, le refus de la femme, sa volonté de ne pas accepter, fichés un instant, quelques instants, comme un obélisque, dans le silence assourdissant du milieu de la place, s’estompent progressivement, immédiatement balayés dans le caniveau par les fourmis gris et orange des services d’assainissement.
- Assainissement ?..., mon œil ! se dit Erasme et il ne peut pas faire un clin d’œil à son ami Sânzianu. Sa paupière est gelée.
Elle est gelée ?...
Ou c’est juste une impression ?...
On ne sait pas.
On ne le saura jamais.

Les tourbillons de vent les happèrent dès qu’ils eurent mis le pied dehors. Une secousse qu’ils n’avaient pas volée. Accès de colère de la rue contre ceux qui s’étaient dérobés à elle jusque là. Un choc en pleine poitrine, qui les fit pivoter, valser tous les deux.
Seulement, ils s’en fichaient. Après les délices du sauna et des salons de l’Hôtel Intercontinental, la fureur des éléments n’avaient plus la même emprise sur eux Ils riaient, juraient, en même temps tous les deux, sinon avec un soupçon d’arrogance, au moins de toute autre humeur qu’une heure ou deux auparavant. Une sorte d’indifférence, le sentiment que rien ne pouvait briser les forces qu’ils semblaient avoir retrouvées était le plus fort, grâce au simple artifice des conditions quasi normales de cette oasis au milieu du territoire meurtri de l’Ombre.
Ils se sentaient presque humains de nouveau.
Ils avaient presque retrouvé leur jeunesse, voire leur enfance.
Le juron de Sânzianu explosa avec une telle violence qu’Erasme eut l’impression de voir le vent le coller contre la façade imposante de l’hôtel, lui faire tirer la langue à toutes les misères, tout comme à l’avidité insatiable des profiteurs jetée à la face des gens avec une préméditation dépourvue de tout scrupule.
Puis, sortis de l’angle où le courant d’air n’en faisait qu’à sa tête, ils retrouvèrent le calme comme si le vent avait prêté l’oreille à leurs menaces et leurs jurons amusés.
La neige crissait toujours sous leurs pas. Elle était toujours propre, scintillant sous les rayons d’un soleil blanc, majestueux et impartial, purifiée, comme si elle venait de sortir du sauna de l’hôtel elle aussi.
- C’est comme une promesse de renouveau, cette neige, dit Erasme.
- Merde, répondit cyniquement Sânzianu. Renouveau de la merde !
- Quoi ? Erasme sortit d’un bond de sa nostalgique torpeur.
- Tu as bien entendu : merde ! Quel renouveau voudrais-tu ? Ici il faudrait tout changer, tout raser. Les écuries d’Augias... Et tu vois un Hercule quelque part ?... Les héros se sont réfugiés dans les contes. Ils ont froid et faim, eux aussi. Et ils n’ont nulle part un Sânzianu qui les tire de leur nid de merde pour les réchauffer sous son aile, ha !ha !...disait-il en clignant de l’œil.
Les vitrines continuaient pourtant de briller froides et émouvantes dans leur triste et désespérante nudité et les rares passants qu’ils croisaient ne levaient même pas la tête. Ils étaient pressés, soucieux, et personne n’avait besoin qu’on lui rappelle en quelle époque il lui était donné de vivre sa vie.
De l’autre côté des vitrines, des vendeurs transis de froid, leurs blouses passées par-dessus leurs manteaux, après avoir réussi, tant bien que mal, plutôt comme des robots incapables de se dégourdir, à  terminer la corvée de déneigement et l’entassement de la neige au bord des trottoirs, en sautillant d’un pied sur l’autre et en se tapant énergiquement la poitrine de leurs bras croisés, tuaient le temps en attendant on ne sait quoi.
En tout cas, l’heure de la fermeture.
Sur la Calea Victoriei, devant l’hôtel Continental, des gens s’étaient arrêtés et ils se dirent que leur hâte précédente n’était qu’une façon de tromper le froid En tout cas leur appétit pour les événements ne faiblissait pas, même en ces temps. Il était clair qu’en fait, personne n’avait rien à faire. Ils se pressaient tous comme des possédés tentant de trouver quelque part quelque chose à manger, tout en sachant qu’à moins d’un miracle, ils ne trouveraient rien.
Ou, peut-être, essayaient-ils juste de se réchauffer.
- L’ennui, dit Erasme.
- Le dénuement intérieur ! l’arrêta Sânzianu. Toujours cette recherche de quelque chose qu’ils ignorent eux-mêmes...
- Les besoins...
- Balivernes. Toujours ces besoins inconnus, vieux comme le monde : panem et circenses !, circenses et panem ! les anciens connaissaient bien l’antienne.
- Et ceux-ci, les nouveaux, ils la connaissent bien eux aussi...
- Mvoui, sauf qu’ils ont trouvé le moyen de perfectionner. Ils n’offrent que le cirque, le pain, ils le gardent pour eux.
Ils s’arrêtèrent eux aussi. Poussés par l’ennui ?... La curiosité ?... Avaient-ils besoin, eux aussi d’événements ?... Essayer de comprendre ce qui avait cassé le film qui avait roulé avec monotonie jusque là ?
Le portier, dans son uniforme anachronique avec des passepoils et des galons dorés qui conférait à son visage rigide une majesté vétuste plutôt imaginaire (comme d’ailleurs toute majesté ! se dit Erasme), protégé par l’importance de son uniforme et par la présence des serveurs qui arrivaient en vitesse de partout, était en train de mettre une femme à la porte.
Une de ces...
Un peu ivre peut-être...
En tout cas l’air hagard.
Peut-être juste un peu écervelée.
Maintenant très en colère.
Un peu phtisique.
En tout cas très maigre et avec peu de dents dans la bouche.
- Je vais t’apprendre, moi, satané bonhomme ! Ben, je vais bien trouver une pierre..., disait l’édentée, la squelettique, la phtisique, l’écervelée.
Et le portier, comme un vrai général, se gonflant dans ses dorures, sifflait pour appeler la police.
Et le policier..., en vrai milicien, bien entendu, ne voulant pas s’en mêler, ou bien n’acceptant pas les ordres de n’importe qui, plein d’importance, alors qu’il était gelé comme tout le monde, se donnant l’air de n’être pas concerné - tout ceci était en dessous de sa dignité-,  allait, nonchalamment, avec suffisance. Ni vu, ni connu...
Et la femme...
- Allons-y ! ordonna Sânzianu sans bouger. Qu’ils aillent se faire voir !
- Allons-y..., dit aussi Erasme, sans broncher lui non plus, sans déplacer ni pied ni regard...
Ils se frayèrent un chemin à travers la foule rassemblée, cette foule avide de quelque chose...
- Qu’ils aillent se...
- On y va, on y va...  grogna Erasme, les yeux rivés sur l’écervelée, la furieuse, la phtisique en colère. Aveuglée par sa rage de justice. C’est bon... On y a, on y va... bien sûr qu’on y va, les yeux toujours figés sur cette femme squelettique, drapée dans sa robe autrefois élégante, fine, une sorte de mousseline de soie, avec une veste au dos râpé, et qui voulait se faire justice avec un tesson de bouteille tiré d’une poubelle, qu’elle pointait comme une arme.
Implacable comme une divinité vengeresse de tragédie grecque, se dit Erasme
Et le policier-milicien, arrivé tout de même à sa hauteur, lui saisissant la main, sans entrain. La lui tordant...
- Tu vois ? Tu as vu ? piaillait Erasme dans le froid blanc, enfin, le froid sans couleur, cristallin, et pourtant embué par-ci, par-là. Un groupe statuaire exemplaire : la justice désarmée par le gardien de l’ordre public !
- Qu’ils aillent se faire voir !... Allez, viens donc, je gèle.
L’ombre des immeubles masquait le soleil qui, tout en ne chauffant pas entretenait l’illusion de vous réchauffer. Mais là, dans cette rue étroite où le soleil ne parvenait pas, l’ombre aiguisait le froid, appelait la nuit et Erasme eut soudain l’impression que c’était l’autre ombre. Plus pesante et, encore plus glaciale.
- Cette ombre qui vient des pierres, dit Sânzianu, renforçant ainsi son impression et il secoua les revers de son manteau.
- Pas des pierres, précisa Erasme.
- Des pierres, répéta Sânzianu, que le diable te...
- Non. Pas des pierres, en aucun cas des
pierres !
- Mais si. Ça vient des... ça vient de...
- De l’autre côté. Derrière les pierres. De là, où les thermomètres ont été truqués, réglés sur 18°, alors qu’en réalité il en fait 22 et le maître de l’Ombre croit qu’il en est ainsi !... De toute façon, dans son arithmétique, 22 et 18 c’est la même chose quand il s’agit de nos degrés à nous.
Quelques ouvriers vêtus de doudounes des services d’assainissement, avec sur la poitrine et dans le dos des pièces taillées, aurait-on dit dans les uniformes des « petits faucons de la patrie », des pièces de couleur orange qui les faisaient paraître encore plus gris, poussaient la neige aux marges des trottoirs et Erasme avait l’impression qu’ils travaillaient eux aussi pour la Grande Ombre qui sortait, lentement, sûrement, implacablement des murs des palais environnants.
On aurait dit qu’il faisait de plus en plus froid et ils marchaient comme des automates bien remontés, glissant dans l’espace blanc, sur le sentier tracé par les pieds de ceux qui les avaient précédés.
La Place du Palais, en partie dégagée de neige, brillait sous le soleil. Quelque part, un chasse-neige tournait encore dans le froid aigu, comme un jouet téléguidé dont le joueur aurait détourné son regard.
Les gens qui semblaient tout petits dans l’espace immense de place, la traversaient furtivement, pressés et méfiants.
- Quoi, c’est du soleil, ça ! râlait Sânzianu dans le col de sa pelisse fourrée.
- Quoi, c’est le soleil d’autrefois... grommelait-il, les lèvres gelées, les joues gelées et les sons, à peine esquissés gelant aussi, ne suffisaient pas à habiller ses paroles, ils tombaient comme des glaçons près de ses oreilles et renforçaient leur rougeur.
Erasme, frigorifié comme il l’était, ne les recevait pas. Il n’avait rien à en faire. Il aurait fallu les réchauffer d’abord avant de les écouter et de les comprendre. Mais il se doutait de ce qu’ils voulaient dire.
- Encore heureux qu’il fasse froid. Encore heureux qu’on soit tout roides. Sinon, curieux comme je suis, je serais sûrement retourné les chercher, se disait-il, certain que les paroles de
Sânzianu sautillaient à leur suite dans la place gelée et son visage, rasé de frais, tenta 

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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

Lien vers l'auteurcadre numero 1

Lien vers la traductrice

 

L’extrait ici publié est le chapitre 13 du grand roman Adieu, l’Europe!, écrit entre 1982 et 1985.  Il ne fait aucun doute que s’il avait eu la chance de passer le rideau de fer, ce livre aurait été publié à l’Ouest où il aurait révélé l’existence de la force sourde et violente coulant dans les veines d’une résistance roumaine dramatiquement contrainte au silence.

 

 

 

 

Où les héros font connaissance du côté obscur d’un théâtre et de ses caves. Ils parviennent, au terme d’une déambulation initiatique et compliquée, au magasin dans lequel, en compagnie d’autres historiques plâtres et cartons-pâtes, sera entreposé, pour le repos éternel et l’oubli, le buste du grand Classique. Ensuite, c’est le coup de théâtre et nos héros obtiennent la céleste faveur de vivre ensemble une expérience sublime de la condition humaine, moderne et contemporaine… Les ripailles des puissants continuent. L’histoire, telle un bulldozer aveugle et cruel, avance droit devant, toujours droit devant 



 


Le théâtre n’était pas éclairé. Nous entrâmes comme des voleurs, dans le plus grand silence. On aurait dit une crypte mystérieuse et vaste, celle d’une tribu ou d’une religion victimes d’une inexplicable disparition. Ici, je me disais, les vérités et les mensonges, les espoirs et les illusions de nos vanités dorment de leur sommeil éternel. Ça sentait d’ailleurs le mot assassiné, la phrase en putréfaction. (« On commence à écrire - disait un des grands dramaturges français de la dernière vague d’aboyeurs invertis porno gauchistes - dès qu’on a cessé de trahir. »)

Personnellement, je déteste cette manière de Mot et Vie. Dans un monde où même les enfants de maternelle font semblant, portent le masque - et non pas un seul, mais dix -, un art de la transsubstantiation des caractères et des destins me semble inutile et faux. A chaque coin de rue, dans chaque petit appartement, se jouent de menues tragédies et de gigantesques comédies tristes, bien supérieures, par la vérité et les larmes, à tout ce qu’ont dit les classiques à propos de la comédie humaine.

Un Hamlet qui, par exemple, sachant parfaitement qui est l’assassin de son père, mime la reconnaissance et joue le chien soumis à ses pieds me semble bien plus douloureux et plus tragique que ne le seront jamais les vengeances chevaleresques du prince du Danemark…

Richard III, devenu symbole d’humanité et d’héroïsme, adoré dans les temples par des poètes et des prêtres, voilà une tragédie moderne adaptée aux histoires que nous vivons. Chez nous, Godot est arrivé, mille bouffons l’applaudissent et l’adorent, Godot est Personne et il est pourtant Tout ; il se sent bien ; et là est le véritable, l’unique malheur : notre Godot à nous ne s’en va plus, ne veut plus partir, il n’a pas où aller… Chez nous, le Roi ne « se meurt pas » du tout, il chevauche deux millénaires d’histoire, il se prépare déjà à l’éternité obligatoire et définitive…

En France, quelques fonctionnaires ennuyés s’étonnent, voient passer en courant et avec fracas un rhinocéros. Chez nous, dix rhinocéros pensionnaires, rêvant de café et d’événements, attendent depuis des dizaines d’années, de manière inutile et stupide, de voir l’Homme-homme ou du moins l’Enfant-enfant passer en courant, nu, dans la ville définitivement rhinocérisée, vivant une vie de rhinocéros, fabriquant et vendant de la rhinocérite aux diplomates Béranger qui viennent en visite d’admiration et d’échanges d’expérience.

Nous traversions à présent, en file indienne, la scène vide, scène qui n’a jamais vu la couleur d’un vrai personnage de paysan, ou de mineur véritable : ici, affirmaient les très savantes « pipelettes » de ma femme, les problèmes du peuple réel sont réduits à quelques bouffonnades qui donnent l’occasion de démasquer (avec beaucoup de sympathie et de compréhension), non pas les voleurs et les grands criminels, mais les petits hommes d’affaires, les marchands sous le manteau, les comptables, les prostituées, les directeurs qui se graissent la patte, de très rares ministres qui voyagent à l’étranger avec leurs secrétaires, gourgandines coquettes et dames un peu folles… et pourtant, la scène ceinte de tentures noires, gigantesques, m’horrifia.

L’impression de « sacré », d’autel, de sacrifice, de temple païen persistait. C’est peut-être ici que notre langue sera tranchée, c’est peut-être sur cette scène que nous hurlerons, dans les moments d’une ultime agonie de désespoir, « Adieu, l’Europe ! » et pendant ce temps le dragon asiatique, qui nous tient depuis longtemps dans ses griffes, nous mastiquera lentement, sous les yeux crétins de la presse internationale libre… On aurait dit l’enfer et si j’avais cassé une planche, si j’avais tiré un lambeau de courtine, du sang en aurait coulé, du vrai sang, pas de l’encre rouge pour de faux.

Nous prîmes un escalier en spirale, nous descendions au sous-sol. Nous commençâmes, sur des marches hélicoïdales, à descendre. Le vermisseau artistique qui nous devançait tint à nous livrer quelques explications - et ce, alors qu’il ne nous connaissait pas du tout, mais c’est que nous ne faisions pas partie de la liste des gens dont il devait avoir peur - ne dépassant pas, bien entendu, son aire de spécialisation.

« Nous avons introduit, nous dit-il, quelques réformes idéologiques et de principe dans le système d’organisation de ces magasins de costumes anciens et d’accessoires. Vous le savez peut-être, notre théâtre est vieux de 125 ans. Mes prédécesseurs conservaient les costumes classés selon un ordre chaotique, par catégorie, selon les époques, les auteurs, les pièces. Par exemple, ils mettaient tout Molière ensemble, tout Shakespeare ensemble. Nous, nous avons introduit dans le classement de ces biens la lutte des classes comme principe socio-politique, comme moteur de l’histoire. J’espère que vous me comprenez - n’est-ce pas ?

Le drame et la comédie étant les deux faces de l’histoire, et son moteur demeurant la lutte éternelle entre les exploités et les exploitants, nous avons réfléchi à une réorganisation marxiste de ce chaos. Vous voyez, par exemple, nous  traversons en ce moment trois salles exclusivement réservées aux costumes des rois, des empereurs, des voïévodes, des boyards, des métropolites, des propriétaires terriens, des régisseurs, des usuriers, des bureaucrates, des activistes trop zélés, des bourgeois et des richards de dernière heure…

Pour les paysans, comme vous voyez, nous disposons de deux pièces séparées : la première est pour les costumes de fête, pour les vaudevilles, les hymnes, les montages poético - patriotiques : la deuxième salle est réservée aux haillons nationaux des paysans battus, pillés, morts de faim ou tués par les gendarmes au cours de différentes révoltes.

Vous observerez le même principe au chapitre des ‘ouvriers’ : voici une salle avec des salopettes neuves, des casques blancs, des chemises romantiques, pour les danses à thème, pour les scènes vivantes, commémorant diverses libérations, insurrections et toutes sortes de victoires du Sultan. Voici, maintenant, de ce côté, nous avons les restes du lumpenprolétariat du passé, casquettes léninistes, presses, tabliers de forges anciennes, costumes d’illégalistes, par catégorie : illégalistes en liberté, en garde à vue, en prison. »

« Splendide, s’exclama Limpi, c’est on ne peut plus suggestif, convainquant ! Il est dommage que Marx lui-même ne puisse voir ce qu’il nous est donné d’admirer. Je voudrais juste savoir une chose : quand vous cherchez quelque chose, vous trouvez rapidement ? Je veux dire, cet ordre nouveau est-il pratique dans l’exercice de votre travail ?
- Au diable ! s’exclama le vermisseau à moustaches anglaises. Il y a des catégories entières de héros positifs qui n’entrent dans aucune classification de classes sociales antagonistes. Par exemple : les bonnes cocottes, les reines modestes, les danseuses tristes, ou tout simplement les filles de petite vertu et les petites morues, victimes innocentes de la société de consommation, mais qui vivent dans une société où on n’a rien à consommer, sauf à se consommer soi-même…
- Les érudits, les enseignants, les intellectuels… », dis-je pour ajouter mon point de vue subjectif.

« C’est exact, approuva le guide savant. Toutefois, pour les érudits, nous avons choisi - et je crois que j’ai fait un excellent travail, réellement révolutionnaire - j’ai choisi de suivre le sacro saint principe du ‘qui n’est pas avec nous est contre nous !’. Deux journalistes américains, de passage par ici, étaient carrément enchantés de connaître mon point de vue. Oui, camarades et amis, les érudits , les intellectuels - et ceux qui réfléchissent et ceux qui ne font que lire -, je les ai séparés en deux catégories, dans deux salles : les positifs, qui ont pris la défense de la cause, je les ai mis avec les duègnes, les bons domestiques, les courtisans honnêtes ; les suspects et les dangereux - et ils sont majoritaires dans la littérature dramatique universelle -, je les ai mis… vous n’allez pas en revenir… dans la salle des militaires.

Oui. Je me suis dit, les armes et les armées, les penseurs et les idées, leur place, dans l’histoire et le théâtre, est ensemble. Eh, j’ai bien sûr rencontré aussi de grands ennuis : par exemple, avec les prêtres et les métropolites. Je ne savais pas où les placer. Auprès des rois, des bouffons, des savants, ou bien avec différents capitaines et colonels ? Vous croyez que c’est facile ? Ce n’est pas du tout facile. On a consulté, à ce sujet, le camarade métropolite d’Issarlik. Que croyez-vous qu’il nous a dit ? ‘Où voudra le Seigneur !’ Mais entre ce qu’il entend par ‘Seigneur’ et ce que comprend le Ministère de la rééducation ou le Conseil local des modèles et des idéaux, il peut y avoir une différence comme de la terre au ciel, non ? L’un veut du mou, l’autre du dur, chacun son truc…
 

   

Ce que je dois encore vous dire est le fait, presque miraculeux, que ce système de classement à nous, il inspire et offre des idées nouvelles, modernes, aux jeunes metteurs en scène qui abordent d’un œil tout neuf les textes anciens. Il suffit que l’un d’eux entre dans un de mes magasins, et d’un coup, on se trouve devant une vision neuve, fantastique, du texte classique ; il suffit que ce metteur en scène habille un roi en bouffon et un bouffon en maréchal - je vous donne un exemple au hasard - et la modernité de sa vision est tout prête. Lors de notre dernière première, on a joué Eschyle en salopette et maintenant, on répète un Molière conçu en costume national et sur une musique de cornemuse et flûte… »

Nous étions étonnés par tout ce que nous entendions, et encore plus étonnés par cette immense jungle de costumes, d’époques, de héros et anti-héros comme s’il en pleuvait. Cela sentait épouvantablement les rats en chaleur, les chiffons en train de pourrir lentement et les peaux graissées de toutes sortes de graisses. Rances.

La roideur pleine de stupeur de ces objets qui servirent un jour à vivre et à mourir à l’ombre des grands mots, joliment déclamés, projetés avec talent vers la salle (ou dans le néant), semblait taire un secret, une grande souffrance, une vérité vieille, immortelle, une métaphore et un monde mélancolique, de foire de toutes les vanités.

« Cette vie est ombre et rêve », était le chant favori de ce vieux paysan avec lequel j’ai partagé ma cellule de lépreux…
Le personnage gibbeux qui nous servait ses explications de guide et savant connu-dans-sa-rue n’arborait plus du tout l’air lâche et apeuré qu’il avait au moment où, vert et terreux, il fut présenté à Osmanescu dans l’entrée éclairée de mon appartement. Au milieu de tant de gloires et de grandeurs passées à trépas - réduits à l’état de numéros dans un inventaire dont il était le seul maître, il était bien normal que, demeuré victorieux et en vie, il se sente supérieur et malin. On vit à une époque bizarre, le simple fait de réussir à ne pas faire de prison (par exemple) équivaut à un diplôme d’intelligence, d’habileté, et de clairvoyance.

Si, par-dessus le marché, on a réussi à se « procurer » aussi un diplôme, sans être soupçonné de savoir plus qu’il ne faut, à occuper un poste peu exigeant avec maximale et multilatérale incompétence (changeant de conviction au gré du vent et de discours en fonction de ce qui est écrit dans le journal), alors on peut considérer qu’on est un homme qui a réussi, qui est heureux, qui se trouve bien à sa place.

L’oxyure théâtrologue semblait être un de ces braves fonctionnaires de l’adaptation, peut-être même un artiste de la lèche et du servilisme, professant la soumission avec héroïsme, dignité et même avec beaucoup, vraiment beaucoup de « science ».
Il sentait le pleutre et le ver de terre, il avait aussi un regard de porc, idiot, vermillant paisiblement dans la Culture et les Lettres ; je sentais ses mains, qu’il frottait à la manière d’un curé, je sentais qu’elles étaient humides, molles, sans os. Je crois que, le soir, il écrit des petites dénonciations (lesquelles, c’est nouveau, portent le nom de « rapports »), et que le jour il raconte des blagues correctes : d’ailleurs, il lit « correct », propose « correct », il « irréfléchit» « correct », ne se laissant acheter que petitement, discrètement, à l’abri d’une bonne couverture et en sachant qu’il peut compter sur des complices importants et costauds.

Il venait de marquer un grand coup : il s’était offert d’accorder asile au buste du grand maître. On l’avait entendu, on avait envoyé après lui. La nuit. Il exécutait maintenant, avec délice et bon espoir, une tâche délicate, politique, idéologique, culturelle. Il allumait dans les magasins que nous traversions, cela sentait de plus en plus la cave, la cellule, le réduit, la catacombe. Derrière nous, un portier toujours apeuré et un pompier de service (aux paupières rouges comme son casque) portaient, sur un brancard militaire, le plâtre en question et son support. Après, en train de décortiquer des graines de tournesol, suivait un des civils qui m’avaient battu : l’autre avait disparu.

Nous étions enfin arrivés au dernier débarras aux accessoires. Une ampoule nue éclairait d’un jaune d’ictère une pièce borgne, sans aération. Avant d’arriver ici, nous étions passés par plusieurs magasins pleins de lampadaires, de vases, de sabres, de hallebardes, de fusils, de pistolets et même de canons (élisabéthains) ; maintenant, ici, il semblait bien que nous ayons atteint le bout du monde et de son histoire (ou bien ses débuts, tout ce que nous avions sous les yeux semblait l’illustration surréaliste du dicton païen : « au commencement était le CHAOS»).

« Où est-ce qu’on le... ? demandèrent les brancardiers, lassés de porter.
- Là-bas, dans le coin, indiqua le représentant de la dramaturgie : il ne sera pas seul, il ne va pas s’ennuyer. Ha, ha ! »
Il riait. À sa manière, inverti, flibustier, mais il riait. Cette dernière pièce aux accessoires était pleine de statues, de bustes, de têtes et de toutes sortes de membres démembrés. La statue d’un commandeur dominait au coin : mais était-ce celle du Commandeur ? Néron, Caligula, César, différents Décébale et autres Burebista de la dernière édition, des Dracula Tepes, d’autres grands sages, martyrs ou bourreaux de notre histoire (pro- et anti-ottomans, pro- et anti-habsbourg, pro- et anti-russes) gisaient en désordre, dans cet empire, pâles d’oubli, de dégoût et de promiscuité vexante. Cela ne manquait pas non plus de grands dictateurs : Hitler (en trois éditions) reposait paisiblement auprès d’un énorme Staline et quelque cinq autres statuettes de Mao (cadeaux ramenés d’une tournée oubliée). Mussolini était invisible, en revanche, on aurait dit que Napoléon, la tête cassée, gisait sur le ventre, à côté d’un Danton ou d’un Robespierre (qui faisait encore la différence ?) de papier mâché.

Notre Marx fut renversé sur le dos, dans le coin où il me semblait que dominaient les têtes coupées.
Soudain, Limpi sursauta comme électrocutée : elle regardait vers la porte, elle avait bien l’impression que quelque chose clochait. Moi je continuais à détester notre guide (l’esprit peut se nourrir, à défaut de sublime, de petites rations de dégoût et de mépris) aussi pour la simple raison que - et c’était maintenant que je m’en rendais compte - il ressemblait incroyablement à quelqu’un appartenant à mon passé : nomina odiosa, ce quelqu’un était le professeur de préhistoire qui tint à me dénoncer parce que je ne tenais pas compte de l’histoire nouvelle et contemporaine.

« Cher monsieur, lui dis-je, mimant l’idiotie convenue qu’il est bon d’arborer lorsqu’on se trouve en visite dans des institutions étrangères, je suis, si vous me le permettez, très étonné : d’après ce que j’ai entendu, vous vous êtes levé, au milieu d’une grande réunion, et nous avez demandé que ce buste soit sauvé : au nom des acteurs, de la scène, du public de ce vieux et vénérable théâtre national ; et vous avez proposé qu’il soit placé et exposé dans le hall de marbre du théâtre… Ici, où il gît maintenant, retourné et renversé, il me semble bien plus misérablement hébergé que dans notre chambre, sous les icônes de la famille. Vous ne croyez pas ? »

Le ver de terre souriait. Mystique. Ailleurs. Comme quelqu’un qui en sait beaucoup mais qui n’est pas obligé d’expliquer à des crétins pourquoi le soleil se lève ou pour qui on fait sonner les cloches - neuves.
Il jouait avec la poignée de la porte de ce sinistre et ultime magasin de cadavres historiques.

« Allons-y, me chuchota Limpi. J’ai un pressentiment…
- Quel pressentiment ? Il est un simple exécutant imbécile …
- Pas lui, nous on est… »

Dans l’encadrement de la porte, un colosse tout ce qu’il y a de plus mastoc s’interposait, nous tendant quelques couvertures vieilles et sales.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? », criâmes-nous en chœur, comme si on s’était passé le mot.

Le secrétaire théâtral - onctueux et perfide - nous salua en marchant, tel un mandarin ennuyé. Le râtelier ambulant nous repoussa dans le magasin. Sans colère, poli, mais tout de même catégorique et décidé. On voyait clairement qu’il exécutait des ordres on ne peut plus précis.

« Le camarade colonel, nous dit-il doucement, vous prie d’attendre ici jusqu’à ce qu’il ait terminé de parler avec l’autre camarade… Il viendra personnellement vous faire sortir d’ici…
- Je proteste au nom… » criais-je comme je pus.
Mais la porte de fer peinte en rouge de cadmium se referma lourdement sur ses gonds et nous entendîmes la clé tourner dans la serrure. Limpi se prit la tête dans les mains, s’assit sur notre buste, et je la sentis commencer à pleurer, doucement, des pleurs déchirants.

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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

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Lien vers la traductrice

 

 

Écrit en dix ans (1983 - 1991) Le Tiroir aux applaudissements (Sertarul cu aplauze) est l’œuvre la plus considérable d’Ana Blandiana, plusieurs fois rééditée en Roumanie. Ce roman distant de toute évocation réaliste est pourtant un tableau de l’univers communiste roumain : société où l’obsession de se sentir surveillé le dispute au cauchemar de ne pouvoir fuir un espace concentrationnaire.
Alexandre est l’un des personnages conférant un sens à cet univers sordide et désespéré. Il est écrivain et s’enchante de la tâche quotidienne transformant sa vie en combat. Son environnement est aussi dépourvu d’intérêt que ses contemporains manipulés. Mais comparable à la mince marge de liberté où s’exerce sa victoire journalière sur l’inertie l’empêchant d’écrire, l’éblouissante beauté de l’île du chapitre 6 offre à Alexandre un matériau suffisant à justifier toute existence et la sienne.
 

 

 

(extrait)

Chapitre VI


Comme toujours quand il n’arrive pas à écrire, Alexandre s’invente des occupations ; alors, quand il s’y met enfin, il aménage avec soin un cadre dépouillé de toute possibilité d’évasion, tout comme l’on ôte la moindre bouteille de la vue des alcooliques et que l’on écarte les allumettes du chemin des enfants. La hutte du Plateau ne contient qu’un lit - un matelas comiquement rembourré de paille, posé sur des planches non rabotées suspendues sur quatre pieux fichés dans le sol - et l’étrange table sous le carreau de verre donnant sur le fleuve, haute comme un pupitre auquel on écrit debout. C’est précisément parce qu’il n’a rien à faire, rien qui remplace le mécanisme bloqué de l’écriture, qu’Alexandre tourne, vire dans le minuscule espace de terre. Il oscille entre position « couchée » et position « debout », reprochant à l’une son absence de perspective sur le paysage, à l’autre son ascétisme. Sa fureur est consciente d’elle-même. Elle est habitée d’un tel désir de se manifester que le lieu de l’écrit sera bientôt abandonné. Mais quoique la scène se répète presque chaque jour et même plusieurs fois par jour, quoiqu’il ait déjà vécu mille fois ce désespoir aux ressorts et aux clés connus, Alexandre s’agite dans la pièce minuscule comme une moto sur le mur de la mort dans les foires, d’autant plus vite qu’il approche de la limite supérieure de l’exaspération, limite au-delà de laquelle, en dehors de l’écrit rien ne peut plus se produire. Aussi évite-t-il de sortir, dans ce dehors où tout est séduisant, de la lumière dentelée par les feuilles jusqu’au banc, jusqu’à la table - rudimentaires, comme dessinés par la main d’un enfant -, furieux et fier de cette manœuvre têtue comme un exercice d’ascèse. Mais quand il renonce, il le fait avec un sentiment de démission, d’acceptation de sa défaite. Bien sûr, il pourrait dire : « Finalement, je n’ai tué personne, je ne suis pas un bagnard, j’ai le droit de ne pas écrire de la journée si je ne veux pas, si je ne peux pas » mais la dernière proposition infirme les autres, c’est un aveu gonflé d’humiliation, de révolte le menant à un mépris de soi violent et furieux de son propre mépris.
Dehors, l’air chaud le frappe de plein fouet comme s’il le punissait d’avoir quitté sa prison. Même le paysage du fleuve apparaît plus confusément dans la canicule, comme si la chaleur faisait perdre leur fermeté aux lignes, leur tenue aux couleurs qui baveraient les unes sur les autres.
- Que fais-tu là ?
A droite de l’entrée de la hutte, le fils de Frusina est aussi immobile qu’un monument. Il ne l’a pas vu en sortant, il le découvre à peine à l’instant de rentrer. Il le questionne moins par surprise que par besoin de reproche, par irritation, par complicité. L’enfant le regarde sans changer de position, sans répondre, prenant sa question pour une simple formalité, un salut.
- Rien, répond-il avec retard, s’acquittant à son tour de la formalité, sans accorder d’importance au sens des mots, sans baisser les yeux, et il attend.
Il n’a pas plus de dix ans. C’est du moins ce que croit Alexandre qui ne connaît rien aux enfants et n’est pas vraiment sûr de son évaluation. Il est installé dans une position presque fœtale, adossé au mur de terre sèche de la hutte. Une de ses mains tient ses genoux embrassés tandis que l’autre joue à arracher l’herbe brûlée de soleil sur laquelle il est assis. Son regard confiant ( le regard de Frusina, pense Alexandre chaque fois ) est si calme qu’il semble moqueur et - précisément parce qu’il n’exprime rien à part une attente indéfinie, indifférente à son propre objet - trouble l’adulte qui se sent, bien qu’il se rende compte que c’est absurde, dominé par l’enfant. C’est pourquoi ce regard blanc, dont l’étrange maturité ne laisse rien paraître pousse Alexandre à réagir de manière floue, infantile, dans un mélange de dureté et de flagornerie.
- Que fais-tu là ? Répète-t-il plus durement, ajoutant comme une explication ou comme une excuse : Pourquoi ne joues-tu pas avec les autres enfants ?
Le gamin ne répond pas et l’adulte se souvient qu’il n’y a pas d’autre enfant alentour. Gêné par la stupidité de sa propre question, il se sent obligé de poursuivre.
- Tu n’aimes pas lire ?
- Non, répond l’enfant sur un ton sec, provocant même, si bien qu’Alexandre se demande s’il a compris le sens de sa question.
- Mais tu sais lire ? insiste-t-il en le scrutant pour tâcher de dépasser la futilité de ce dialogue.
- Non, répète l’enfant avec le même aplomb. L’homme a la certitude que le garçon ment, sans comprendre pourquoi, et cette nouvelle réponse en porte-à-faux augmente sa contrariété.
- En quelle classe es-tu ? Répète-t-il, retrouvant le niveau de la conversation, sans attendre une réponse qui ne vient pas, parce qu’elle n’est pas attendue.
- En quelle classe es-tu ? Insiste-t-il, irrité de voir ses intentions devinées par l’enfant.
- Quatrième classe. La réponse contrariante claque sèchement.
- Et tu ne sais toujours pas lire ? Explose l’intellectuel stupéfait, révolté, sincère, revendicatif - mais comme le regard de l’enfant soutient le sien sans ciller, il se précipite à l’intérieur, cherche quelque chose et revient avec une demi-tablette de chocolat qu’il lui tend, presque honteux de la simplicité de son geste. L’enfant se lève, s’en saisit et s’éloigne sans hâte, comme s’il avait rempli sa mission, ou plutôt comme si tout - l’attente, le regard, l’échange de répliques, le don, le départ - avait fait partie d’un rituel qui, pour être efficace devait être en tout point respecté.
Alexandre le suit un instant du regard avant de rentrer dans la hutte. Il est fatigué mais le problème de l’écriture ne se pose plus. La scène, répétée pour la n ième fois le fait se sentir faible et ridicule, manipulable même, par cet enfant dont il ne sait s’il est doté d’une étrange et magique maturité ou s’il est tout simplement crétin. En même temps - c’est bizarre - il se sent déloyal à l’égard de l’enfant qu’il revoit en pensée s’éloigner avec une sorte d’impertinence dans ses mouvements, plus malhonnête que si, au lieu de lui offrir du chocolat, il l’avait frappé ou chassé avec des mots durs ; il sait, aujourd’hui comme chaque fois que le chocolat a été le prix de son non-engagement, de sa liberté de négliger la question de cet enfant, la raison pour laquelle il ne sait pas lire etc., un prétexte pour fuir la réalité, s’y soustraire, s’en protéger. Mais ces convictions ne l’empêchent pas d’être humilié par sa sensibilité par le fait qu’un enfant de dix ans puisse lui poser de tels problèmes, le troubler et déclencher en lui de tels mécanismes.
La feuille blanche encore à moitié et les derniers mots notés (« son sang ne sera jamais versé »), relus d’innombrables fois dans l’espoir de les voir dotés d’une suite, lui semblent soudain grotesques, privés de sens. Il ressort, la chaleur le frappe au visage, il regarde d’instinct l’endroit où l’enfant était assis, comme s’il s’attendait à le trouver de nouveau là, comme s’il s’attendait à voir tout reprendre sans changement, puis il se dirige rapidement, vers la cuisine ou vers le fleuve: il décidera en route, il a le temps, laissant ses jambes se mouvoir seules, dans une course accélérée par la pente, ses baskets frappant de manière élastique les touffes d’herbe rêches à force de soleil et de vent.
Arrivé à l’endroit où le chemin oblique vers le rivage, il s’arrête, indécis. On entend des voix venant de la cuisine et comme si cela suffisait pour l’arrêter ou comme s’il atteignait le but de son trajet, Alexandre s’assoit dans l’herbe sous un pommier plus chargé de fruits que de feuilles, ne portant sur le sol sec et en dépit de sa production abondante, qu’une ombre délicate et déchirée, plus suffocante que le soleil.
- Comment, rien que deux cent cinquante grammes ? s’étonne la voix d’Irina avec ses basses inflexions de violoncelle. C’est incroyable !
- Réservé aux engagés, rendez-vous compte, ou à ceux qui vont aux champs, rétorque une autre femme, un ton plus haut et qu’Alexandre ne reconnaît pas immédiatement. Nous sommes des journaliers, vous savez ce que c’est. Mais à quoi bon ?
- Vous êtes d’ici, vous passez vos journées au siège, reprend la voix d’Irina, détachant les syllabes de manière exagérée, gênée ou hypocrite. Pourquoi ne dites-vous rien ?
Un rire bref, trouble, tel un gargouillis d’eau dans une carafe au col étroit, tient lieu de réponse, démasquant l’identité de la voix. Une pause suit. Puis Irina énonce, lentement, gravement, une courte proposition dont Alexandre ne saisit pas la teneur. Un nouveau gargouillis joyeux et la voix un peu traînante de Frusinica lui répondent :
- Moi non plus, je ne suis pas une imbécile. Ensuite, sur le ton épique préludant sans doute à un long discours : à la coopérative, le secrétaire a refusé qu’on me donne ma ration d’huile et de sucre sous prétexte que je ne travaille pas au collectif. Je faisais la queue en face, j’ai entendu mon nom. Je n’ai rien dit, j’ai attendu qu’on me déclare que je ne recevrais rien, j’ai dit ‘bien le bonjour’, je suis partie tranquille et je suis allée droit trouver sa femme : ‘Tanti Mita, ne m’adresse plus la parole ou tu le regretteras. Tu sais ce que j’ai à la maison, tu sais qui tu as été et qui tu es à présent ! Je ne viens pas des faubourgs, je ne hurlerai pas, je te dis les choses entre personnes de bon sens : laisse-moi vivre et je te ficherai la paix moi aussi !’ Je suis revenue à la maison sans huile et sans sucre mais elle est venue me les porter d’elle-même, parce qu’elle sait que j’ai une photo avec toute sa famille en uniforme de légionnaires, parce qu’ils ont tout été de grands légionnaires, avant, pendant la guerre et voilà qu’à présent, c’est les plus grands communistes du village. Moi, vous me voyez travailler au collectif où ils paient 24 lei par jour, conclut-elle sur un autre ton, pour expliquer : 24 pour moi, 24 pour mon mari, ça fait moins de 50 alors que l’internat du petit coûte 800 à lui seul.
« Elle a donc un enfant », pense Alexandre, étonné de la vitesse de sa propre constatation. De même, il s’était étonné de l’étrange résonance du mot : « mari » dont la sonorité l’avait surpris sans qu’il sache comment et sans pouvoir s’expliquer pourquoi cela lui semblait bizarre etc. Entre temps, Frusina a commencé une nouvelle histoire, elle est en verve et Alexandre l’écoute sans réaliser que c’est elle qui s’exprime, tant ses paroles correspondent mal à l’image qu’il a d’elle.
- Mon mari est allé faire provision de poissons pour l’hiver, a-t-elle commencé.
- Vous le conservez comment ? - l’interrompt Irina. Elle non plus, Alexandre ne parvient pas à l’imaginer posant cette question.
- Au sel ! Où voulez-vous que je prenne de l’huile pour de la marinade ? Alexandre a la sensation d’assister à une pièce dont il connaît les acteurs et non les rôles, mais c’est sans importance parce que les acteurs sont fatigués de leur rôle débité superficiellement, par sens du devoir et qu’ils interprètent, l’esprit ailleurs. Il ne sait même pas si son attention laisse échapper des fragments, des mots, ou si les interprètes sautent des répliques pour en finir plus vite.
- Il installait ses filets et voilà qu’il aperçoit un homme en barque de l’autre côté de l’étang. Il regarde : c’était le chef de poste ! Qu’est-ce que tu fous là, Pandea, dit le chef, qu’est-ce que tu cherches ici ? - Et toi, qu’est-ce que tu cherches ici, Tudose ? dit mon mari. Il n’avait plus le choix et il a dit : ‘Je suis venu chercher du poisson pour l’hiver - Ben moi aussi dit mon mari - Et si je t’avais arrêté ? dit le chef. - Ben tu vois bien que tu ne m’as pas arrêté dit mon mari.’ Alors ils ont mis leurs filets bout à bout et ils ont péché ensemble.
L’espace d’un instant, Alexandre a l’impression d’écouter la fin d’un évangile. La prise des poissons, les répliques reproduites avec une exactitude maladroite résonnent à ses oreilles comme un air connu mais le gargouillis d’eau dans la carafe à col étroit gomme son impression, dissipant son souvenir. « Mon mari » fonctionne comme un radical, comme un signe de distinction, se dit l’écrivain en comprenant d’où venait l’étrange halo entourant ce mot. Frusina disait « mon mari » non seulement comme un mot choisi parmi d’autres mais comme si elle souhaitait transmettre le message qu’en prononçant ce mot, elle relevait d’une sphère supérieure. Je ne serais pas étonné que l’homme ne l’ait même pas épousée.
« Maman », dit la voix de l’enfant, totalement différente de celle qu’il garde en mémoire : il s’étonne même de l’identifier. « Il m’a encore donné du chocolat parce que je ne sais pas lire… »
Le rire déchaîné d’Irina, incroyablement articulé, s’élève, juché comme entre les lignes d’une portée. Alexandre s’éloigne, soudain fatigué par cette pièce qui ne lui est pas destinée. Il ressent l’absence de finalité comme une bosse dont il ne peut se défaire parce que ce n’est pas une charge sur son dos, une verrue, une tumeur mais le dos lui-même, déformé, courbé, brisé, insupportable. D’habitude, cette sensation est annulée par l’écriture ou plus précisément l’écriture rend possible non sa cessation mais sa mise à distance, tout comme une douleur peut estomper une autre douleur, moins par élimination des causes que par mutation des réflecteurs de la conscience sur un tout autre plan, par une fixation de l’esprit sur d’autres tensions. Tu peux oublier l’absence de sens dans un monde en inventant un autre monde dont tu es le seul sens mais il faut pour cela être convaincu jusqu’au bout des ongles de la nécessité de cette invention, tu dois croire - au moins toi - au sens de cette substitution. Alexandre sait qu’il n’a aucune raison de revenir à l’écriture, puisque même des mots les plus simples semblent perdre leur signification. Recevoir du vinaigre quand on crie : « j’ai soif » peut être, bien sûr, le signe de l’exercice d’une mauvaise volonté mais, plus tragiquement, cela peut être la preuve que les mots ne parviennent plus à transmettre le sens ou, encore pire, que les significations d’altèrent, se gâchent, fermentent, se transforment entre le moment de la prononciation et celui de l’audition. Les éponges gonflées de vinaigre comme argument rhétorique de la méchanceté humaine ont quelque chose d’apaisant et d’idyllique en regard du soupçon qu’il ne s’agit que d’une incompréhension, d’une confusion des termes, d’une erreur d’interprétation, d’une inadvertance sémantique...
Alexandre prend le sentier qui serpente comme un labyrinthe complexe jusqu’au Danube et s’arrête dans l’herbe léchée à intervalles égaux par la respiration de l’eau. Au milieu du fleuve, l’île semble glisser légèrement, insensiblement, ou peut-être se balance-t-elle comme un vaisseau à l’ancre, les cimes des peupliers inclinés sous la brise levée par leur propre mouvement. Ovale et verte sur le vert plus terne de l’eau, bruissant plus intensément que le bruissement de l’eau affluant au rivage, elle semble osciller en raison de sa seule perfection, entre les règnes, car il y a - au-delà de l’abondance de sa végétation et de la terre dont on ne voit que d’étroites plages comme des gencives au contact de l’eau, quelque chose d’animal dans cette forme allongée, sensuellement couchée au milieu du fleuve, dans le tressaillement de sa fourrure de feuilles luisantes palpitant au rythme d’une respiration secrète. Alexandre regarde avec un amour qui le surprend cette île abritant les ruines d’une citadelle byzantine et il s’imagine son ami entouré d’étudiants, descendu dans les chantiers archéologiques comme dans le ventre d’une baleine. Il veut sauter dans la barque accrochée à un pieu, juste à ses pieds, près de sa basket mouillée par la vague. Mais une seconde plus tard, la seule perspective des mots à prononcer là-bas l’effraie, le pousse à renoncer. « Vivre en face d’une grande étendue d’eau » se dit-il, immobile, considérant l’ensemble, et l’idée lui semble connue, même s’il n’identifie pas sa provenance, « la voir, la revoir sans cesse, voilà qui change votre perspective des choses, voilà qui procure une vision plus détachée des contingences, plus indifférente au moment présent. L’écoulement continu de l’eau, s’ajoutant à celui du temps rend trop évidente l’instabilité, l’inconstance des choses pour ne pas vous convaincre de leur insignifiance, pour ne pas se laisser saisir par la paix indifférente et douce, aussi distante du bonheur que du mépris. Vivre en face d’une grande étendue d’eau », se redit-il et il sent la sphère mélodieuse de la pensée ravir aussi, étrangement dérisoire, son intention d’écrire.
Il suit la rive lentement, les yeux au sol, fixant les grains de sable qui sont de plus en plus nombreux entre les racines des plantes jusqu’au lieu où, vaincue, la végétation fait place à une large plage, presque digne d’un rivage marin, en forme de croissant de lune entre le fleuve et le coteau argileux, vertical et nu. Entre les grains de sable étrangement gros, on voit des coquillages délicats et gracieux, décorés de rayures noires, et d’autres étincelants, au vernis multicolore, grands comme des paumes d’enfants gentiment ouvertes, semblables à des vases précieux à la fonction inconnue ou inexistante. Alexandre pose le pied avec soin, comme dans un jeu, mais aussi dans un exercice de volonté, car il est illusoire, son désir de marcher sans écraser ces beaux récipients et le crissement minéral lui est insupportable. Quelque temps, il longe l’île. Du coin de l’œil - toujours attentif au mouvement catastrophique de ses baskets sur l’architecture des coquillages -, il voit les saules hauts comme des peupliers transformés par le lierre en meules vivantes, frémissantes. Par intermittences, le vent de l’île lui apporte des bribes de sons joyeux, les éclats de voix des étudiants qui ont donc convaincu le professeur de les garder. Alexandre se souvient de la tristesse de Tudor, lui confiant sa défaite : « Ils ne sont pas seulement considérés comme des fugitifs, mais surtout comme des délinquants. Ils se soustraient aux vendanges qui leurs échoient dans la Faculté où ils sont inscrits et en plus ils ramènent quand même du raisin. Il est vrai cependant qu’ils viennent ici par belle et vraie passion pour l’histoire et que pendant ce temps leurs camarades courent bronzer sur la plage et se chamailler dans le Danube. Le plus déprimant pour moi, ce n’est pas d’être obligé d’accepter ça mais de savoir à quel point il serait ridicule, don quichottesque de ne pas l’accepter ! » Alexandre songe que c’est exactement le type de dilemme qui convient à son ami, qui semble inventé pour lui sinon par lui. Il se souvient de sa réaction quand tous mangeaient de l’extraordinaire raisin de table apportés par les étudiants - des raisins couronnant royalement, somptueusement, mais de manière déplacée les pauvres repas standards de Frusinica, « comme un manteau de soie lyonnaise par-dessus une salopette » avait plaisanté Radu. Tudor n’y touchait pas, dans sa volonté de défier et humilier sa propre gourmandise, mais aussi toute une situation qu’il refusait d’accepter en théorie et qu’il refusait donc en pratique, même si les moyens à sa disposition étaient comiques et avaient quelque chose de puéril. La vérité, c’est que sans l’effraction des étudiants, l’automne aurait passé sans que quiconque goûte au raisin, pour la simple raison que toute la production de ces vignes plantées sur des dizaines de kilomètres - les célèbres vignobles de Magura - est exportée, si bien que quiconque souhaite respecter la loi ne peut acheter le moindre grappillon. Bien entendu, on trouve tout de même du raisin partout et durant des semaines, tout le monde ne se nourrit que de raisin, du moins au début de la vendange car à la fin, pour tout dire, personne ne les supporte plus et les citadins - eux qui font des heures de queue en ville pour un kilo de fruits aigres, verts, à demi pourris et écrasés - seraient stupéfaits de voir les superbes grappes jetées ici aux poules avec dégoût. Cette image - de magnifiques grappes picorées par les poules - le décide bizarrement à pénétrer dans le village. Bien sûr, ni les raisins ni les poules ne motivent réellement cette décision mais Alexandre connaît les étranges mécanismes de son âme - il sait qu’il ne peut ni les influencer ni les empêcher de fonctionner à leur guise - de sorte qu’il ne tente rien contre son inspiration. Tout au plus, sur un plan rationnel, esquisse-t-il une faible excuse (« je devais justement acheter de l’encre »). Mais la seconde d’après, il se rend compte qu’à cette heure-ci, la coopérative ne peut être que fermée, même si, dans l’absurde, il acceptait l’idée qu’il soit possible d’y trouver de l’encre. Tous ces arguments ne l’empêchent pas de continuer sa route, d’autant plus dépourvu de raisons qu’il est plus chargé de l’espoir qu’il se soumet aux mystérieux besoins de l’écriture probable. Des besoins dont Alexandre espère qu’ils relèvent de l’écriture. Bien qu’une voix profonde, non dépourvue de sadisme et même vengeresse lui murmure en articulant bien - comme si elle craignait qu’il ne comprenne pas : « il ne s’agit pas de l’écriture, ce n’est pas en sa faveur mais contre elle que tout se décide, ta soudaine, ton imprévisible décision ne correspond pas au besoin de faire quelque chose d’utile pour ton écriture mais au contraire au besoin impérieux, physique, de faire quelque chose qui t’en écarte ». Même si c’est vrai, admet Alexandre non sans une certaine superficialité dont il a conscience à la fois qu’il s’agit de superficialité et qu’elle relève d’une vérité encore plus profonde, qu’elle n’est que l’étroit éclat de surface de quelque chose de caché et d’indiscutable -, même si c’est vrai, tout et y compris cette route placée devant moi est expérience, donc matière première, donc... »

 

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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

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L’hymne 31

la mer est lourde
les arbres malades des naissances
Seigneur le suave chaos
nous est encore donné

la terre est transparente
vers le Nord pend le ciel
croît en nous l’amère
famine d’âme

des cloches montent dans les dômes
sous un crépuscule adamique
l’horizon se couche en nous
gronde la douleur

oiseaux bienheureux le son
flétri qu’ils le portent
vers les peupliers de chair
crucifiés en douceur

nous remontons la pluie en volées
pour te connaître l’arche
absorbée par le plafond de ténèbres
remémorantes

tombent des holothuries sur la lune
dorment les pierres souriantes
où je te cherche grince
la bascule de la mort

la vallée est surveillée
l’esprit arrondi des eaux
des troupeaux de montagnes s’y noient
ivres de commencements

la mer est lourde de nuit
les arbres brûlent dans le sang
Seigneur le suave chaos
tu te l’es encore donné



  *
*   *

au-delà de tout
de toute chose en deçà
au-delà  de la mort  en deçà

les hypographes
aux pattes de miel
ont explosé
sous le crépuscule



L’hymne 40


rai de sommeil entre les ruisseaux et les peupliers
aiguilles d’anguilles parmi les heures déterminées
savoir oublié en chemin ajournement profond
de la mort qui va et vient à travers le paysage
de fumée les eaux douces et salées dans le lointain
astral bonne leçon du balancier noir.
oubli remémoration oubliée. perdure sans doute
seule la fragrance de l’eau reclose
et de la brise fendue au passage
les lèvres soudées dans la lymphe du sommeil
le fleuve des pays transfigurés
avec ses rives en arrière se repliant
de glissement en glissement
scindées et mirées dans les bris
gardien des accouplements des traces
nommé et exilé par la parole
et par le regard prématurément retourné
vers les convalescences du chemin de la chair
persévérances et années du manège liturgique
le frisson du retour à la noce
jaillissement et vive palpitation de l’égorgement
la braise du chemin qui porte vers la chemise
tendre et vorace de la déesse



  *
*    *

ta solitude tu la passes
d’orme en orme à celle de la forêt
dynasties d’aveugles patients
l’épiderme des feuilles s’amincit
jusqu’à la claire vue
il suffit d’une poignée de terre
et d’une flamme peut-être
surgie de la tempête de neige
de tes cheveux



  *
*    *

le tourbillon
du trou noir
à l’affût

dérive

l’essaim des éons
simple amalgame
pour nos miroirs ?

être à l’affût   mais   pour apprendre
des entonnoirs renversés dans le vide
les noms de nos fronts
que dans le rite contraire
d’autres comme toi les enferment



l’hymne 75

tu ne viens pas : tu es. loin
est ton chant ici où de près
les cascades ne sont que les cascades
les eaux des cloches qui frappent
le visage que personne ne voit
avec des sons et dans l’air le linceul
l’image que les rétines couchent
sur les feuilles des arbres. tu es.
tu ne viens pas. tu es seulement toi
le lointain de toi en toi : ici
le silence est ton autel et l’autel
est une chute d’eau souvenance
d’une région lissée par l’amour
où des montagnes tardives à peine
si elles lèvent leurs genoux de sous les champs
fertiles comme des tombeaux. tu n’es pas :
tu viens à l’être. tu n’es pas :
tu le sais et je te rassemble de l’étendue
de tout ce qui se déploie pour moi
comme une nappe sur une table
pendant la cène avec du pain
et du vin et la foi tranchée :
face à face assis tu ne goûtes
à rien tu es le goût du puits
d’où je sors les anciens âges
du chant vivant pour rester
vivant en toi et passer :
tu ne mords que dans toi quand tu mords
les eaux serrées qui chutent et battent
dans la région sans étendue du bronze.
nous sommes notre propre cloche : toi
le vide qui se voûte sur le plein
moi le plein qui porte son glas
dans le vide et tu es mon visage toi
visage refusé de celui qui n’est pas et le front
tu me le tends dans la profusion
de nuages de ta chevelure ombre courbée
sur la profondeur du puits : tout n’est pas toi
mais toi tu es tout pour moi et la lumière
ramifiée de ta figure dépose
son marc de feu sur le feuillage frémissant
de la rétine : tout est toi. mais toi  tu n’es pas
tout jamais tu n’es au-dessus de tout
et dans toutes les choses tu te divises
sans diminution toi-même ailleurs
et chez toi dans toutes les choses toi en tout mais
jamais tout : offre-moi la sécheresse
de mon absence en toi maintenant
lorsque tu diffères mon extinction et tu m’exhortes
à me coucher dans la poussière comme dans ton corps
toi face incarnée de celui qui n’est pas :
tu es : moi je suis ton passage
et tu viens : tu n’es pas. tu viens :

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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

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(1. la douleur)


Voilà la mort venir en douce ;
se balancer comme une grande bête verdâtre
son cri perçant traverse les pièces glissantes de la maison.

Mon père a bien commencé.
Il avait autant de peaux
qu’un ornithophage.
Sa mémoire était toujours exacte et le soir
appuyé contre un réverbère il regardait un quartier de bovins l’aduler.
Il y en a beaucoup qui ont commencé ainsi. Nos vies étaient ainsi
plus expressives,
nos petites vies grimaçantes comme dans une foire de campagne ;
elles étaient robustes et douloureuses comme un étalon.

Le cœur de mon père, la jeune mariée forcée à se cacher
dans le moulin désaffecté de la grande place.

Je l’ai oublié pendant quelques jours. Son sang ramassé
dans plusieurs petites bouteilles de cristal, séché dans l’un des recoins
de mon ancienne mansarde de Gheorgheni -
ne me disait plus
rien.

Vraiment, je l’ai tellement bien oublié que ce n’est que maintenant
que ma chair molle et bleuâtre reprend de la force.

C’est là que le schisme a commencé ; la naissance du chien boiteux - les interminables remontrances du père.

Là-bas, ses ongles écaillés et noirs
se sont mis à gratter comme un merle au mois de mai la terre houilleuse et tiède ;
avec chaque phalange il était plus proche de moi ; avec chaque paire
de peau enlevée il était plus proche d’Elle.

Je voudrais savoir avec précision à quel moment de cette
journée-là les avions se sont arrêtés dans le ciel et leurs bouches froides
métalliques se sont mises à hurler vers la terre,
à faire des grimaces comme un phoque blessé,
à pouffer comme un chat violet.
Ses mains étaient sur le point de germer dans la terre houilleuse et tiède et vu d’en haut le reste de son corps semblait inutile.

C’est là que j’ai compris le gros ver de terre de Madagascar,
le ver blanc, européen, le ver marron, australien, le ver des vers et les autres vers de terre.
J’ai compris la tristesse de leur promenade solitaire à travers la terre vitreuse et craquelée, la bonté de la bouche grand ouverte par la faim,
le silence du ventre vivant.

Voilà la mort venir en douce ;
mon père a bien commencé,
il avait un costume de réserve et de l’argent mis de côté.
Il connaissait les raccourcis de la ville de Cluj et surtout ses scrupules.
Il se balançait en marchant et regardait fixement devant lui.
On pourrait dire que c’est là
que tout a commencé.

Des pétales de chair parmi les pétales des fleurs.

Le petit cerveau mutant s’infiltre comme une vis
dans la moelle.
Il se couvre d’une fleur de moisissure et suppure.
Il s’enfonce dans la tête comme une perceuse Bosch
c’est là que lui, le cerveau, siège sur un trône.
Il bâtit son empire
en respectant toutes les normes architectoniques et sociales
jusqu’à ce que son sceptre tombe par terre,
que la main s’accroche impuissante à la mâchoire et tire
et tire
jusqu’à ce que la mâchoire s’y décroche et qu’une autre mâchoire
beaucoup plus fidèle prenne sa place.
Jusqu’à ce que la bouche dotée d’une nouvelle mâchoire ne serve plus seulement à manger et que lui, le petit cerveau impertinent, se retire de nouveau dans la moelle et commence une autre construction un peu plus voilée on dirait.
Des pétales de chair parmi les pétales des fleurs.

Je suis tombé comme une mouche rouge,
comme la mouche du vinaigre dans son filet d’argent.
Comme un moustique dans le dé d’or rempli de sang,
comme une guêpe dans le dé de fer rempli de lait.

Le pardon ne vient que rarement et toutes les nuits qui le précédent semblent perdues. Ses chevilles difformes percent l’air comme une balle de revolver ;
le déchire et le fend jusqu’à la racine du clou.
Le pardon ne vient pas n’importe quand et quand il vient, il y en a très peu qui se mettent à genoux pour implorer Son pardon au nom du père.
C’est ce qu’il a fait :
les adidas éreintés par la marche le t-shirt lacoste,
la chair sur les côtes, la côte sur le cœur.
C’est ici que le couteau droit du fiel s’est mis à couper.
C’est là que nous sommes allés
mais nous en sommes partis.

Il n’y a pas de petits dans le nid du coucou. Leur mère est partie à Venise
et derrière elle il ne reste que des plumes et des écailles.
Avec les écailles nous allons faire une fronde, avec les plumes un aéroplane,
et il va voler et la fronde va lancer des pierres.
Parfois nous vomissons avant de mourir.

Mon père a bougé son doigt droit.
Sa force bouge son sein droit.
Ma force reste intacte.

Mon bouclier, sa sérénité ;
à sa gauche le ciel,
à ma droite, Elle.



(2. le désespoir)


Mon amour, c’est la vie
imbécile, propre.
Mon père ne mourra jamais
ses mains se balancent et attendent.
Nous flottons, nous nous retirons sous les dunes,
dans les veines étroites du voisinage.
J’en prends pour témoins la chaise vide, la salopette bleue,
le pouvoir d’avoir honte de l’oubli.
Mais voilà le ciel s’étendre lentement,
cri-cri, comme un lapin creux,
humilié.
Nous ne rêverons plus jamais de continents,
de héros et de fusées.
La mort est un animal terrestre
qui répand sa force organique sur le ciment mouillé,
sur les canetons et sur l’homme.
Sous la cuirasse, la chair est vivante, intègre,
et ses veines un peu éparpillées se dorlotent et se cassent.
Mon père ne connaît pas l’étonnement,
pour lui tout est une question de temps,
de plaisir.
Il pense à moi.
Je pense à moi.
Ils pensent aux leurs.

C’est normal que cela se passe ainsi, c’est bien,
la peau de la ville sèche couvre les rues, peau après peau,
couche après couche.

Voilà le silence se faufiler comme un léopard dans mes oreilles,
voilà, ce n’est que maintenant que nous allons nous réveiller et boire,
nous allons appeler l’aile droite et le rire. Nous allons boire.

Un champignon a poussé sur ma poitrine,
obèse comme une blatte, il n’arrête pas de pousser
et il sait se taire.
Dans sa tête il y a des animaux affreux qui se donnent des coups de cornes,
il a un regard haineux et parlant.
Je ne sens pas le marteau, je ne sens presque rien.
De temps à autre même mon père me rend visite,
nous faisons la fête et nous oublions, nous faisons semblant,
nous prenons un verre de gnôle et nous pleurons
et nous disons :
voilà, voilà la mort, criss-criss, criss-criss, comme un moineau,
comme le fiel elle inonde le thorax
et s’évanouit
dans ses plis lumineux, loin de nous et de notre nature.
Criss-criss, criss-criss, disons-nous, ça y est
et nos bras se tordent dans un embrassement, dans la peur.

Mais ce n’est pas vraiment de la mort que nous avons peur maintenant,
non, non, mais de vasile, de gheorghe, d’ion,
la peur qu’ils nous inspirent est plus grande
et elle vient doucement après l’âge de trente ans
et nous écrit sur un bout de papier :
voilà la mort…
et au milieu du titubement c’est vrai il y en a un qui meurt,
qui sort sa tête de l’abattoir, des monceaux,
et alors l’étonnement le prend à la nuque et le tire,
le tire vers nous,
vers vasile, gheorghe, ion.
L’obscurité ouate la pièce avant le combat,
nous enlevons nos caleçons et nous nous préparons,
nous attendons.
Elle vient confuse, s’assied sur le lit, fume sa cigarette.
Elle vient, éreintée, s’assied sur le lit, fume sa cigarette.

Voilà la mort venir en douce,
un tunnel de chair grandit sur son passage, s’élargit,
les sabots grincent dans la neige et nous,
nous faisons semblant d’être heureux, virils.

Son silence, c’est la soirée d’hier,
le gros ventre de l’oubli.

Au-dessus de l’aérodrome de cire
l’insecte appelle sa femelle
et avec une antenne mince, attentive,
lui caresse un élytre et le sexe duveteux.

Le cœur de mon père creuse un sentier dans le sang,
parmi les matelots et les dames,
à travers la forêt épineuse de l’autre côté de la colline
et à travers les pâturages,

à travers sa bonté inhabituelle.


(3. la folie)


Voilà la mort venir en douce,
mais elle n’est ni violette ni molle,
elle vient très tard dans la nuit,
appuie sa tête contre la baignoire,
t’immerge un peu dans le fumier de la foule ébahie
et s’en va.

Mais elle n’est pas quelque chose de désirable,
quand elle vient, elle vient silencieuse,
et toi tu es déjà plus loin de toi-même que tous tes gestes.

Tu marches lentement, tu essaies d’ouvrir les paupières
et seul le bruit froid de la voix parvient jusqu’à toi.
Du chocolat, du vin. Une demi-heure de sommeil.

Tu arrives trop tôt à un certain point
et tu ne sais plus comment rebrousser chemin.
Tu t’appuies un peu contre le lavabo
et tu espères qu’il ne va pas se casser lui aussi
que tu ne vas pas entasser tout ton corps dans une flaque.

La honte et la peur.

Tu arrives trop tôt à un certain point.
Tu es seul et chauve, la tête rasée.
Avec tes parents tu parles rarement,
même si tu sais trop bien que l’automne leur poitrine tremble
comme une légère feuille de plastique,
comme un oubli.

La honte et la peur.

Tes projets n’ont plus de consistance, ni de force,
les mains ratissent le pavé,
grattent la peau sèche de quelque voisin,
remuent impuissantes dans la chair.
Tes mains ne sont plus ce qu’elles étaient
et la larve flotte dans l’air dur.

Mon père m’a bien élevé.
Il m’a donné un cerveau et un corps et des vivres.
Il m’a donné la cène promise et des cigarettes.
Aux abords déserts de la ville,
parmi les blattes et le mortier, ça va bien.
Rien ne peut t’arriver,
la mémoire est courte par ici
et toutes ces choses n’existent que pour toi.

Volatiles et sèches, molles, duveteuses, déméritoires.





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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

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La pièce a été créée le 12 janvier 2006, au Théâtre Ariel de Tîrgu-cadre numero 1Mures, dans la mise en scène de Gavril Cadariu, montée ensuite au Théâtre Act de Bucarest, par Mariana Camarasan et présentée dans le cadre du Festival National de Théâtre de Bucarest en novembre 2007. La jeune interprète Cristina Cassian a reçu le prix UNITER de la jeune comédienne, en mai 2008 (équivalent des Molière français).

Monologue pour un personnage féminin, en un acte et 8 séquences (ou « respirations »)
Seule, devant le public, Amalia, une femme naïve, un peu simplette, nous raconte sa vie. Le récit débute après la deuxième guerre mondiale dans un pays dévasté par l’entrée des troupes soviétiques, pour traverser ensuite plusieurs décennies de l’histoire récente de la Roumanie : on comprend qu’elle provient d’une famille d’anciens propriétaires aisés et que ses parents sont morts pendant la guerre (le père sans doute, sur le front). Petite fille, Amalia prie Dieu, en lui racontant tout ce qui lui tient à cœur, avec une fraîcheur qu’elle gardera toute sa vie. Orpheline, pauvre, sincèrement attachée aux nouvelles valeurs qu’on lui inculque, victime d’un viol collectif (soit disant perquisition ou fouille de la milice), on la retrouve jeune femme devenue « militante » enthousiaste, qui découvre l’amour dans une chorale d’amateurs, on s’amuse avec le récit de sa vie sexuelle assez libérée, racontée avec un humour déluré. On se rappelle ensuite le communisme avec ses pénuries et ses brimades, la période dite de
« transition », et on arrive à sa mort paisible dans
une maison de retraite, vue comme une libération, comme le réveil du long cauchemar, invraisemblable et absurde, qu’a été sa vie.

Pourquoi Amalia doit-elle respirer plusieurs fois, profondément, si profondément qu’elle finit par devenir légère, de plus en plus légère et s’envoler
au-dessus de tout ?
Ce n’est pas un banal exercice de yoga mais tout simplement un besoin vital : l’effort de rester en vie, de survivre dans des conditions « irrespirables ». Car la naïveté du personnage, avec des effets qui oscillent entre un grotesque et un tragique poignant, est le meilleur révélateur de cette société mal définie entre les âges et les choix politiques. Et peut-être, aussi, une des stratégies, inconsciente, pour garder un certain espace de liberté, une « distance de fuite », au-delà de laquelle l’individu pouvait survivre.
Le titre « alternatif » que l’auteur propose est : L’Internationale, ce qui laisse deviner, hélas, une ironie d’une cruelle lucidité.
« Mon pays est une petite truie qui a été dévorée
par les miliciens, avec à leur tête le Camarade Commandant », voilà le résumé le plus succinct et le plus exact que je connaisse de l’histoire récente de la Roumanie, et qui me ferait terriblement rire si l’envie de pleurer n’était pas plus forte.

Le style est simple, l’adresse directe au public impose un ton familier sans être jamais vulgaire.
Une fraîcheur de ton, due justement à cette naïveté salutaire du personnage qui, tout en se laissant contaminé par la langue de bois du régime, n’est finalement pas dupe et saura sauvegarder une certaine indépendance d’esprit. Quelques moments d’une poésie intense et noire (« comment j’ai mangé mon cœur », par exemple…) trouent cet espace de la parole du quotidien et du désespoir résigné.

 

 

Séquence 7

(………………………………………………)
Dans notre pays il y a beaucoup de gens qui n’ont pas de cœur. Pratiquement, presque tout le monde de mon âge. …Des hommes, des femmes, peu importe. Beaucoup, beaucoup de gens sans cœur. Comme ça, quatre sur cinq. Et vous savez pourquoi ? C’est un secret, mais comme vous m’êtes sympathique et que vous me rappelez aussi quelqu’un, je vais vous le dire: parce qu’ils l’ont mangé.

Il était une fois,
un hiver,
quand il faisait très froid
et il fallait qu’on choisisse : soit on le mangeait, soit on mourait.

Je n’ai pas aimé manger mon cœur,
il a fallu me forcer,
mais j’ai découvert,
après la première bouchée,
qu’il avait un bon goût,
ainsi, jusqu’à la fin,
ça n’a pas été si difficile :
il était frais
et très chaud.

Chacun a mangé son cœur,
Uniquement le sien.

Moi, j’ai trouvé
dans le mien beaucoup de choses avec lesquelles on peut jouer :
quelques collines et une petite maison
des poupées,
une boîte très, très grande
d’où sont sortis
maman
et papa
et Vitea
et Loulou
et Babouchka
et Archimède
et le Camarade commandant
et Fanny
et le petit Victor
et le Japon
et tout Paris était dans mon cœur.

Et j’y ai trouvé aussi quelques os.
De ceux qui te restent
entre les dents.
Et des grenouilles qui sautaient et qui étaient difficiles à attraper.

Un  morceau était si dur qu’il paraissait en pierre.
Les pierres aident à la digestion.

Je sens aujourd’hui encore, surtout la nuit,
les petits morceaux de mon cœur
en train de se faire digérer
et qui grincent doucement.

Le cœur n’est pas un plat léger.

On le digère très lentement,
et la peur rend la digestion encore plus difficile.

La peur de l’instant où tous les morceaux seront digérés,
quand mon ventre les poussera de plus en plus bas,
et que les intestins vont éliminer
les derniers restes de mon cœur.

Et je vais mourir.

Car,
comment  vivre sans cœur ?

Qui a entendu une chose pareille ?


Séquence 8.
Amalia en maison de retraite. 70 ans. Elle parle au patient à côté d’elle.

Vous volez pour la première fois en avion ? Moi j’ai voyagé dans le monde entier. Je vais vous dire quelque chose : Paris est un village, Mona Lisa une dame un peu grosse avec des grandes mains et des dents pourries. Le Louvre - la barbe ! A part ça, rien de nouveau. J’ai été aussi à Londres, pauvre Vitea - c’est mon frère, vous avez dû entendre sûrement parler de lui,
il est célèbre - le pauvre, il croyait que j’allais m’évanouir d’émotion. À la fin, il m’a amené à l’Albert Hall. Ce n’est pas mal, mais en fin de compte c’est comme notre Maison du Peuple, seulement c’est sur la Tamise. Dommage pour tout ce travail ! J’ai été aussi en tournée avec lui : Santiago du Chili, New York, Tokyo. En été nous habitions à Nice, chez un ami. Fatiguant. J’ai mal aux pieds - j’ai du mal à marcher. Et toute cette nourriture, du beurre, du steak tartare, du gin tonic, du champagne. Pendant presque trois mois je me suis empiffrée avec toutes les cochonneries. J’ai failli mourir d’indigestion.

Et le pire c’est qu’il allait partout avec son ami, Alphonse. Trente ans, les cheveux teints, des parfums raffinés et des chambres doubles. Ce mec, Alphonse, il n’est même pas le fils de Vitea, c’est son chauffeur, sa femme de chambre, son cuisinier et il dort aussi avec lui dans le même lit. Le matin il lui apporte au lit des croissants, comme  ceux que mangeait Fanny, du café au lait et de la marmelade de fraises. Mon petit, comment ça va ? Ça va bien ? Oh-la-la ! Madame Amélie ! Comment allez-vous ? Et elle, oh là, là ! Et après sa mort il va tout lui laisser-
il a déjà fait son testament, ainsi je m’attends chaque matin à ce qu’il l’empoisonne avec ce café dégueulasse ou qu’il fasse un infarctus dans cette voiture rouge dans laquelle je ne monte plus. Ca depuis qu’il est venu l’année dernière à Monaco, avec des jetons de roulette non utilisés, parce que Alphonse-chéri avait envie d’une petite promenade dans cette saleté de Quartier latin !
Pour ne pas dire aussi que ce garçon est un peu basané - je ne sais pas ce que Vitea lui trouve. Il n’est pas Français de souche, ça c’est clair. Sans compter que Paris ressemble à Beyrouth -  s’il n’y avait pas la tour Eiffel, on dirait une capitale du Tiers-Monde.

 

Ca y est, on décolle. Vous avez attaché votre ceinture ? Parce que si on vous prend sans, on vous engueule. Ces filles sont très sévères. Mignonnes, mais vaches. Elles ne font pas d’exceptions. C’est la vieille qui ne leur permet pas. Elle vient quand on s’y attend le moins, parfois la nuit. Qu’est-ce qu’elle peut leur crier dessus et les remettre à leur place… ! Tout le monde a peur… sauf moi. Nous sommes dans un avion. Qu’est-ce qui pourrait être pire ?

 

Moi j’aime manger en avion, c’est gratuit. Et puis c’est amusant - avec tous ces trucs en plastique… Parfois on nous donne des glaces. Peut être vous ne me croyez pas, mon cher, mais je m’ennuie à mourir ici. Malheureusement je n’ai plus personne au pays. Et le reste du monde - des fadaises. Mon seul plaisir c’est de prendre l’avion. Paris-Bucarest, Bucarest-Paris. J’ai une sorte d’abonnement. Un supplément à ma retraite. J’ai travaillé dans l’aviation, vous savez, sur l’aéroport de Bucarest. Je fais ce trajet une fois par semaine. Je me promène un peu sur l’Avenue de la Victoire, après je reviens pour dîner à Paris. C’est moins cher.

On apporte à manger ! Qu’est-ce qu’ils nous servent aujourd’hui ? Ah, du poulet aux champignons. Hier c’était avec des pâtes. On n’a pas de soupe aujourd’hui ? Moi j’aime le dessert. Mais pas la compote. Je déteste la compote. La semaine dernière on a eu de la compote tous les jours… Compote de pommes, beurk ! Jusqu’au moment où j’ai renversé le plateau. TOUTES les tasses sont tombées par terre et il y a eu une flaque sucrée sur laquelle flottaient de gros morceaux de pommes et nous nous sommes tous déchaussés - tous, même ce gâteux de Tootsie. Et il a laissé tomber de sous sa couverture,  tous ces petits papiers qu’il collait partout, aux wc, sur les arbres, dans le parc… avec « Retraités roumains, faisons la grève » et tout a été trempé et il avait l’air désespéré…

…oui - et nous avons pataugé dans la compote de pommes, après, nous nous sommes battus avec les petites cuillères, c’était le jour où Viki, malgré sa maladie de Parkinson, a tellement ri qu’elle a perdu son dentier. Et moi j’ai cassé mes lunettes, mais je m’en fiche. Je vois mieux sans.

Ce que j’aime le plus, c’est comme maintenant, quand nous sommes au-dessus des nuages. Regardez, comme c’est beau … ! Vous n’avez pas de quoi avoir peur. Il y a des choses beaucoup plus dangereuses.

Moi, je demande toujours une place près de cette porte-là - vous voyez, c’est écrit « sortie en cas de danger ». C'est-à-dire, en cas de danger - disons, par exemple, si le Camarade Commandant surgissait tout d’un coup - j’ouvre la porte, je respire plusieurs fois et… l’air ici en hauteur est plus propre, on peut respirer profondément, profondément … il ne faut pas avoir peur - l’important c’est de respirer correctement. Jusqu’à ce qu’on sente qu’on devient léger, très léger, et que l’air devienne comme de l’eau de mer. Il te maintient à la surface : on n’a rien à faire que d’agiter gentiment des ailes.

Que dit-il ? Il a dit quelque chose ? Ces voix, dans toutes les langues, m’énervent beaucoup -
je ne comprends rien. Et Vitea m’a promis de m’acheter une prothèse auditive. Il me semble que la porte s’est ouverte. Vous ne croyez pas ? Mais si, mais si, on sent un léger courant d’air.
Quoi ? Parlez plus fort, je vous prie, je vous ai dit que je n’entendais pas … bien, vous pouvez prendre mon dessert. Quoique, c’est mieux d’être le plus léger possible dans ces cas-là. Comme vous voulez… si vous voulez, vous pouvez prendre le poulet aussi. En fait, je n’ai pas faim. Je n’ai pas soif non plus.


Mais si, mais si, c’est ouvert. Lentement, c’est une porte lourde. Comment ? N’ayez pas peur, respirez. Faites comme moi, respirez profondément, profondément… comme ça… Vous voyez, ce n’est pas difficile du tout. Comme ça… respirez… n’oubliez pas de respirer… Vous voyez ? Maintenant elle est complètement ouverte.

Allons-y, nous pouvons sortir - n’ayez pas peur, l’air est comme de l’eau de mer, il nous maintient en surface… Vous pouvez sortir maintenant, courage ! Allons-y, n’ayez pas peur !
Je vous en prie, je vous en prie… vous ne voulez pas ? Pourquoi ? Coooomme ça ? Bien, alors je vais sortir toute seule, alors, vous allez le regretter si on ferme après… restez ici. Mais il ne faut pas que vous le regrettiez après… C’est une porte qui ne s’ouvre qu’une seule fois dans la vie. On n’a pas cette occasion une deuxième fois. Toujours non ? Très bien, moi, je sors … je sors… je sors, je ne reste plus… je suis sortie !

Oooo… quelle lumière forte… et comme il fait chaud …comme en été, après la pluie… et cette herbe… humide et… oh, un arc en ciel, un arc en ciel géant...

…Fanny, comme t’as grandi ! Et comme je suis contente que tu sois devenue amie avec Archimède… Babouchka, t’as plus tes tâches vertes… et Papy… Ah, Loulou ! Laisse-moi en paix, sauvage ! Papa, il me tire à nouveaux les cheveux ! Sacha, où t’as été jusqu’à maintenant? Mon petit Victor, toi aussi t’es ici … Mais Vitka, où est-il ? Il est en retard, comme d’habitude… Il s’exerce. Battement grand jeté

Maman… ! Tu n’es pas partie, maman… Ne pars plus jamais…  si tu savais quel rêve long et invraisemblable j’ai fait, maman, quel rêve absurde…  quel rêve terrible… heureusement que ça n’a été qu’un rêve… comme c’est bien que je me sois réveillée… comme c’est bien que je me sois ré… veil… lée.

 

 

FIN

 

 


*Le fils qu’elle a eu suite au viol et qui est mort très jeune.

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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

 

 

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  cadre numero 1

 

 

Étrange personnage de la littérature roumaine moderne, Demetru Demetrescu-Buzau, qui a pris comme pseudonyme littéraire le nom fictif d’Urmuz, publia ses premières « Pages bizarres » en 1922, avant de se suicider en 1923. Son existence fut brève, sa carrière littéraire météorique, et son œuvre l’une des plus courtes possibles - quelques petits morceaux de prose et un poème. Néanmoins, grâce au culte que les jeunes écrivains lui dédièrent dès lors, Urmuz exerça une grande influence sur l’avant-garde roumaine des années 1920, 1930 et 1940, qui le considéra comme son ancêtre mythique. Son nom et ses quelques écrits ont été souvent mentionnés dans les pages des revues dadaïstes, constructivistes et surréalistes roumaines, telles que 75HP, Integral, Punct et surtout unu. Une de ces revues s’est tout simplement intitulée urmuz.

Magistrat de profession, et grand connaisseur de musique, Urmuz avait composé ses histoires absurdes bien avant leur publication, c'est-à-dire pendant les premières années de la décennie 1910. 

Il les envoya ensuite à des amis et les dissémina même auprès d’inconnus, dans des cafés et des restaurants. Très prudent quant à la publication de ses brefs écrits, Urmuz hésita longtemps avant de les envoyer à une revue littéraire, où, par hasard, ils  tombèrent entre les mains du grand poète moderniste Tudor Arghezi. Celui-ci comprit vite qu’il s’agissait de petits chefs-d’œuvre et commença à les publier au début des années 1920.

Après la mort de l’auteur, Arghezi, Ion Vinea et d’autres écrivains modernistes continuèrent à promouvoir l’œuvre hors du commun d’Urmuz, qui influença au fil du temps nombre de poètes connus tels que Tristan Tzara, Gherasim Luca, Isidor Isou, voire Paul Celan, et le dramaturge Eugène Ionesco.

Si l’on prend en compte la date de l’élaboration de ses textes en prose, et non pas leur date de publication, on peut considérer Urmuz comme un véritable précurseur du dadaïsme, comme du surréalisme, à l’échelle européenne.

 

Magda Cărneci

 

 

 

 

L'Entonnoir et Stamate

 

 

Un appartement bien aéré et composé de trois pièces principales, d’une terrasse vitrée et d'une sonnette.
Devant, le salon somptueux, dont le mur du fond est occupé par une bibliothèque en chêne massif, enveloppée toujours dans des draps trempés ... Au milieu, une table sans pieds, basée sur des calculs et des probabilités, soutient un vase contenant l’essence éternelle de la "chose en soi", une gousse d'ail, une statuette d’un prêtre (de Transylvanie) tenant un livre de syntaxe et … vingt centimes de pourboire ...
Le reste ne présente aucun intérêt. Il faut noter que cette pièce, toujours engloutie dans l'obscurité, n'a aucune porte et aucune fenêtre ; elle ne communique avec le monde extérieur que par un tuyau qui dégage parfois de la fumée et à travers lequel on peut avoir, pendant la nuit, un aperçu des sept hémisphères de Ptolémée, et pendant la journée, de deux êtres humains en train de descendre du singe ainsi que d'une série finie de gombos secs, à côté de l’Auto-Kosmos infini et inutile…
La deuxième pièce, qui est conçue tel un intérieur turc, est décorée avec beaucoup de faste et contient tout ce que le luxe oriental a de plus rare et de plus fantastique… D’innombrables tapis précieux, des centaines de vieilles armes, encore tachées de sang héroïque couvrent les colonnades de la salle, cependant que les murs immenses sont fardés, selon la coutume orientale, chaque matin, et d’autres fois sont mesurés avec un compas de crainte qu’ils n’aient rétréci pendant la nuit de manière aléatoire.
D’ici, au moyen d'une trappe sur le plancher,
on arrive, du côté gauche, dans une pièce souterraine qui constitue la salle de réception, et du côté droit, à l’aide d’un chariot mû par une manivelle, on pénètre dans un canal frais, dont personne ne sait où débouche l’une de ses extrémités, et dont l'autre, dans la direction opposée, mène à une pièce basse avec un plancher de terre battue et au milieu de laquelle se trouve un pieu auquel toute la famille Stamate est attachée.

II

Cet homme digne et huileux, de forme presque elliptique, en raison de la nervosité excessive due aux activités déployées au conseil municipal, est forcé à mâcher, presque toute la journée, du celluloïd cru, qu'il expulse ensuite, émietté et plein de salive, au-dessus de son enfant unique, gros, blasé et âgé de quatre ans, appelé Bufty... A cause d'un trop fort sens du devoir filial, le petit garçon, en feignant de ne rien observer, traîne un petit brancard, par terre, pendant que sa mère, épouse tondue et légitime de Stamate, participe à la joie commune en composant des madrigaux, signés par l'apposition d’un doigt.
Ces occupations assez épuisantes les divertissent à juste raison, et alors, l’audace les poussant parfois à l'inconscience, tous les trois regardent par des jumelles, à travers une fente dans le canal, au Nirvana (situé dans la même circonscription qu'eux, en commençant près de l'épicerie du coin), et y jettent des boules de miette de pain ou des tiges de maïs. D'autres fois, ils pénètrent dans la salle de réception et ouvrent des robinets expressément installés dans cet endroit, jusqu’à ce que l'eau, débordant, arrive à la hauteur de leurs yeux, sur quoi tous tirent avec joie des coups de pistolet dans l’air.
En ce qui concerne Stamate personnellement, l'activité qui le maintient occupé au degré le plus élevé est de prendre, la nuit, des instantanés photographiques des vieux saints dans les églises, qu'il vend ensuite à prix réduit à son épouse crédule et surtout à l’enfant Bufty, qui a sa propre fortune. Stamate n'aurait pratiqué pour rien au monde ce commerce interdit s’il n’avait été presque entièrement indigent, étant même contraint de rejoindre l'armée à l'âge d’un an dans le seul but d’aider, le plus vite possible, ses deux petits frères nécessiteux, dont les hanches étaient tellement proéminentes qu’ils avaient été licenciés de leur emploi.

III

Un jour, tandis qu’il était occupé par ses investigations philosophiques habituelles, Stamate eut l’impression, pour un instant, d’avoir mis le doigt sur l'autre moitié de la "chose en soi" lorsqu’il fut distrait par une voix féminine, une voix de sirène, qui le toucha directement au cœur  et qui s’entendait de loin, en se perdant comme un écho.
Courant à toute allure au tuyau de communication, Stamate vit, frappé de stupeur,  une sirène qui, avec une voix et des gestes séducteurs, dans l’air chaud et embaumé, étendait son corps lascif sur le sable brûlant de la mer... Luttant avec acharnement avec soi, afin de ne pas être en proie à la tentation, Stamate loua à toute vitesse un bateau et, en s’élançant au large, il boucha avec de la cire ses oreilles ainsi que celles de tous les matelots...
La sirène devenait cependant de plus en plus provocatrice... Elle les poursuivit au long des eaux, avec des chants et des gestes pervers,
le temps pour une douzaine de dryades, de néréides, et de tritons de surgir des largeurs et des profondeurs de la mer et d’apporter sur une superbe coquille de nacre un innocent et décent entonnoir rouillé.
Le projet de séduction du chaste et studieux philosophe pouvait par conséquent être considéré comme étant un succès. Il eut à
peine le temps de se glisser vers le tuyau de communication que les déesses de la mer avaient déjà déposé, avec grâce l'entonnoir près de son domicile, avant de disparaître, légères, espiègles, dans des rires fous et des cris d’allégresse, en glissant sur l'étendue des eaux.
Confus, affolé, désagrégé, Stamate eut à peine
le pouvoir de faire son apparition avec le chariot dans le canal... Sans perdre entièrement son sang froid, il jeta de la terre plusieurs fois sur l'entonnoir, et, après s’être régalé avec une bouillie d'oseille, il se jeta diplomatiquement par terre, gisant ainsi sans connaissance pendant huit jours fériés, le temps nécessaire selon la procédure civile, croyait-il, pour pouvoir ensuite prendre légalement possession  de l'objet.
Après cette période de temps, reprenant ses affaires quotidiennes et la posture verticale, Stamate se sentit totalement renaître. N’ayant jamais auparavant connu les frissons divins de l'amour, il se sentait à présent meilleur, plus tolérant, et l'agitation qu'il éprouvait à la vue de cet entonnoir l’incitait à se réjouir mais également à souffrir et à pleurer comme un enfant…
Il l’épousseta avec un chiffon, et, après lui avoir tamponné les trous principaux à la teinture d’iode, il le prit avec lui et le fixa, au moyen d’attaches de fleurs et de dentelles, en parallèle et à côté du tuyau de communication, et, au même moment et pour la première fois, accablé d’émotion, lui passa à travers comme de la foudre, en lui volant un baiser en chemin.
Pour Stamate l’entonnoir devint dès lors un symbole. C’était le seul être de sexe féminin équipé d'un tuyau de communication qui lui permît de satisfaire en même temps et les besoins de l'amour et les intérêts supérieurs de la science. Oubliant complètement ses devoirs sacrés de père et de mari, Stamate commença à couper avec une paire des ciseaux, chaque nuit, les attaches qui le maintenaient attaché au pieu, et, afin de donner libre cours à son amour illimité, il commença à passer de plus en plus fréquemment à travers l'entonnoir, en s'élançant à l’intérieur de celui-ci depuis un tremplin construit à cette fin, et en descendant ensuite, à une vitesse vertigineuse, en se tenant par les mains à une échelle mobile en bois, au bout de laquelle il résumait les résultats de ses recherches entreprises à l'extérieur.

IV

Les grands bonheurs sont toujours de courte durée... Un soir, venant faire son devoir sentimental usuel, Stamate constata, à sa surprise et déception, que, pour des raisons encore insondables, l'orifice de sortie de l'entonnoir s’était tellement obstrué que toute communication à travers lui était devenue impossible. Perplexe et soupçonneux, il se mit
à guetter, et la nuit suivante, doutant de ses propres yeux, il vit horripilé Bufty, déjà là-haut,  haletant, qu’on avait laissé entrer et passer. Assommé, Stamate eut à peine la force d’aller s'attacher seul au pieu.
Le jour suivant, cependant, il prit une suprême décision.
D’abord il serra son épouse dévouée dans ses bras, et, après l’avoir recouverte à la hâte d’une couche de peinture, il la plaça dans un sac imperméable et l’y cousit, dans le but de préserver intacte, pour plus tard, la tradition culturelle de la famille. Ensuite, au milieu d’une nuit froide et obscure, il prit l'entonnoir et Bufty et, les jetant tous deux dans un tramcar*, qui par hasard était en train de passer par là, il se débarrassa d’eux dédaigneusement dans le Nirvana. Toutefois, plus tard, le sentiment paternel l’emporta et Stamate, grâce à ses calculs et combinaisons chimiques, fit en sorte que Bufty, avec le temps et par le pouvoir de la science, occupât un poste de sous-chef de bureau.
Quant à Stamate, notre héros, jetant un oeil pour la dernière fois à travers le tuyau de communication, il regarda encore une fois le Kosmos avec ironie et indulgence. Se hissant ensuite pour toujours dans le chariot à manivelle, il prit la direction de l'extrémité mystérieuse du canal et, actionnant la manivelle avec une assiduité croissante, il court aujourd’hui encore, fou, diminuant toujours de volume, dans le but de pouvoir un jour pénétrer et disparaître dans l’infiniment petit.

                            (Cugetul românesc, 1922, n° 2)

* C’est un tramway tiré par des chevaux. 

 

 

Ismaïl et Turnavitu

 

Ismaïl se compose d’yeux, de favoris et d’une robe de bal et de nos jours on le trouve  avec difficulté sur le marché.
Autrefois, il avait l'habitude de pousser aussi dans le Jardin Botanique, et plus tard, grâce au progrès de la science moderne, on est parvenu
à en fabriquer un chimiquement, par synthèse. 
Ismaïl ne marche jamais seul. Pourtant on peut le trouver à environ cinq heures et demi du matin, errant en zigzag le long de la rue d'Arionoaia, accompagné d'un blaireau, auquel il est étroitement lié avec le câble d'un bateau et qu’il mange, cru et vivant, pendant la nuit, après lui avoir d'abord cassé les oreilles et pressé un peu de citron dessus… Ismaïl cultive également d'autres blaireaux dans une pépinière située au fond d'un puits dans la Dobroudja*, où il les fait grandir jusqu'à ce qu'ils atteignent l'âge de seize ans et qu’ils acquièrent des formes arrondies ; après quoi, à l’abri de toute responsabilité pénale, il les viole (je mettrais plutôt « déshonore ») l’un après l’autre et sans le moindre remord.
La plupart du temps, on ne sait pas où habite Ismaïl. On croit qu'il est conservé dans un bocal situé au grenier de la maison de son vieux père, un gentil vieil homme au nez aplati par une presse et entouré par une petite haie.  Il est dit que celui-ci, par trop d’amour paternel, le tient ainsi séquestré pour le protéger des piqûres des abeilles et de la corruption de nos mœurs électorales.
Toutefois, Ismaïl réussit à s’échapper de là-bas trois mois par an, pendant l'hiver, quand son plus grand plaisir est de s'habiller d’une robe de gala constituée d'un couvre-pieds décoré de grandes fleurs couleur rouge brique, et puis de s'accrocher aux poutres des diverses bâtisses en construction, le jour où l’on fête leur crépissage, dans le but unique d’être offert par le propriétaire comme récompense et distribué aux ouvriers... De cette manière espère-t-il contribuer sensiblement à la solution de la question de la classe ouvrière...      
Ismaïl accorde également des audiences, mais uniquement sur le sommet de la colline près de sa pépinière de blaireaux. Des centaines de solliciteurs de postes, d’aides financières et de bois de chauffage sont d'abord introduits sous
un abat-jour énorme, où chacun est obligé de couver quatre oeufs. Ensuite ils sont mis dans un wagon du funiculaire à ordure de la mairie et transportés à une vitesse vertigineuse jusqu’à Ismaïl, par un ami à lui - qui lui sert également
de salami - appelé Turnavitu, un personnage étrange, qui, pendant la montée se livre à sa mauvaise habitude de demander aux solliciteurs de lui promettre des billets doux, sinon il les menace de renverser les wagons.
Pendant longtemps Turnavitu n'était qu'un simple ventilateur dans divers cafés grecs sales, situés dans les rues Covaci et Gabroveni** à Bucarest. Ne pouvant plus supporter le relent qu'il était forcé d'aspirer dans ces endroits, Turnavitu fit quelque temps de la politique et réussit ainsi à être nommé ventilateur d’État, dans les cuisines de la caserne de sapeurs-pompiers "Radu Vodã".
C'était pendant une soirée dansante que Turnavitu rencontra Ismaïl. Après lui avoir parlé de l'état misérable dans lequel il se trouvait en raison de toutes sortes de machinations, Ismaïl, cœur charitable, le prit sous sa protection. Il promit de lui offrir cinquante centimes ainsi qu’une ration de nourriture par jour contre la seule obligation pour Turnavitu de servir de chambellan aux blaireaux ; et de le croiser chaque matin dans la rue d'Arionoaia, feindre de ne pas le voir pour se permettre de marcher sur la queue du blaireau qui l’accompagne et ensuite lui présenter des excuses pour son manque d’attention, enfin lui permettre d’encenser***  la robe d’Ismaïl avec un blaireau à barbe plongé dans de l’huile de colza, en lui souhaitant prospérité et bonheur...
Toujours pour plaire à son bon ami et protecteur, une fois par an Turnavitu prend une fois l’an la forme d'un bidon et au cas où il est rempli de pétrole lampant à ras bord, il entreprend un long voyage, d’habitude à Majorque et à Minorque : la plupart de ces voyages se composent de l’aller, de l’accrochage d’un lézard à la poignée de la porte de l’administration portuaire, et puis du retour dans la patrie...
Pendant l'un de ces voyages, Turnavitu attrapa un horrible rhume qu’il passa à son retour à tous les blaireaux, à tel point que leurs fréquents éternuements empêchèrent Ismaïl d’en jouir à discrétion. Turnavitu fut immédiatement congédié.
Extrêmement sensible et ne pouvant pas supporter une telle humiliation, Turnavitu, désespéré, mit alors en application le plan funeste de se suicider, ayant d'abord pris la précaution de retirer ses quatre canines de sa bouche...
Avant de mourir, il se vengea terriblement d’Ismaïl, arrangeant le vol de toutes ses robes, y mettant le feu sur un coin de terrain vague, avec du pétrole lampant qu’il avait extrait de lui-même. Ainsi réduit à l'état pitoyable d’être composé seulement d’yeux et de favoris, Ismaïl eut à peine la force de ramper jusqu'au bord de sa pépinière de blaireaux ; là, il tomba en décrépitude et tel est son état jusqu’au jour d’aujourd’hui...


                           (Cugetul românesc, 1922, n° 3)


* Région au sud-est de la Roumanie, au bord de la
Mer Noire.
** Ces rues existent encore à Bucarest.
*** « a maguli » en roumain signifie à la fois flatter et encenser
 


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  • : Seine & Danube est la revue de L'Association des Traducteurs de Littérature Roumaine (ATLR). Elle a pour but la diffusion de la littérature roumaine(prose, poésie, théâtre, sciences humaines)en traduction française.
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•Mircea Cărtărescu a réécrit son mythique poème Le Levant en l’adaptant partiellement en prose. Nicolas Cavaillès s’est attelé à la tâche, les éditions POL l’ont publié : il est paru en décembre dernier.
•Le recueil de poèmes de Doina Ioanid est enfin en librairie. Boucles d’oreilles, ventres et solitude, dans la traduction de Jan H. Mysjkin est paru en novembre aux éditions du Cheyne.
Esclaves sur Uranus de Ioan Popa est paru début décembre aux éditions Non Lieu dans la traduction de Florica Courriol. Le lancement, en présence de l'auteur, le 11 décembre à la librairie l'Âge d'Homme a rencontré un beau succès. A lire, un article dans Le Monde des Livres, dernier numéro de décembre 2014.
L’anonyme flamand, roman de Constantin Mateescu est paru en décembre aux éditions du Soupirail, dans la traduction de Mariana Cojan Negulescu. Suivez les déambulations du professeur taciturne dont c’est l’anniversaire : le roman retrace cette journée de sa vie entre réflexions et souvenirs de sa femme aimée.
• Max Blecher eut une vie très courte mais il a laissé une œuvre capitale. Aventures dans l’irréalité immédiate vient d’être retraduit par Elena Guritanu. Ce texte culte est publié avec, excusez du peu, une préface de Christophe Claro et une postface de Hugo Pradelle. Les éditions de l’Ogre ont fait là un beau travail car elles publient sous la même couverture Cœurs cicatrisés, le deuxième des trois seuls romans de cet auteur fauché par la maladie en 1938.
• L’hiver 2014-2015 est décidément très riche en livres exceptionnels : Les vies parallèles, nouveau livre de Florina Ilis, sort le 15 janvier aux éditions des Syrtes dans la traduction de Marily le Nir. Le talent de la romancière fait revivre les dernières années du poète Mihai Eminescu devenu fou. Le roman déploie devant nos yeux toute la société roumaine à travers ce qu’elle pense et dit du poète national utilisé à toutes les fins politiques et idéologiques. Plongez dans la vie de ce poète romantique.
•La célèbre poétesse Nora Iuga a écrit un court roman intense et beau, La sexagénaire et le jeune homme que nous avions annoncé ici. Il est paru aux éditions Square éditeur. A découvrir d’urgence.

 

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