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11 septembre 2010 6 11 /09 /septembre /2010 00:00

 

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« Je suis partie, un jour tu comprendras ». Andi doit se rendre à l’évidence : Marga ne le rejoindra plus dans le une-pièce exigu que les deux jeunes journalistes partageaient depuis plusieurs mois. En quarante courts chapitres déroulant une intrigue psychologique, Dan Lungu tresse les fils d’une narration double : une histoire d’amour et une histoire sur l’amour. Comment oublier une femme est donc bien le livre annoncé par le titre : à la fois l’interrogation dépitée de l’amant délaissé et le manuel didactique d’un homme tâtonnant à la recherche d’expériences lui permettant de l’oublier.
L’action du roman se déroule dans une ville de province, dans la Roumanie d’après 1989. Dan Lungu délaisse ainsi le sujet du communisme, mais cela ne signifie pas qu’il délaisse ses instruments d’observation de la société : ici, le club fermé de la presse et l’univers clos des églises néo-protestantes sont racontés de l’intérieur par le jeune (anti)héros, Andi.
A grand renfort de cigarettes, d’alcool et d’enquêtes menées hors des clous de la déontologie journalistique, les colonnes du journal dirigé par le dénommé Bodo sont remplies de cancans à destination des «veaux » - comprenez les lecteurs - et par des « enquêtes » dont la seule raison d’être est de forcer les potentats locaux à cracher au bassinet. Le service « investigation » mérite ainsi pleinement son surnom de « service secret »…
Un reportage tout à fait innocent mène notre Andi débordant d’esprit critique et d’ironie dans une église néo-protestante : tout est bon à prendre, dans sa stratégie de l’oubli.
Dès lors, le roman est structuré autour de ces deux communautés.
Andi tente d’oublier Marga tout en nous permettant d’entrer dans deux milieux dont les relations au monde extérieur sont, chacune à leur manière, parfaitement autistes.
Seul son effort de reconsidérer les mois passés - pour tenter de comprendre pourquoi Marga est partie- le conduira à une véritable communication avec le monde alentour.

 

 

Extrait

Peu de temps après le départ de Marga, j’étais allongé sur mon lit et je me sentais incroyablement seul. De temps en temps, je tirais une bouffée de ma cigarette. La fenêtre était fermée et je n’avais pas la force de me lever. J’avais tout un paquet de relations, mais de moins en moins d’amis. Une liaison avec une femme vous isole sans que vous vous en rendiez compte. L’univers du couple, en égoïste, se suffit à lui-même et vous enferme comme dans un œuf. L’amour, les petites joies et les habitudes construites à deux vous sont la meilleure des nourritures. Quand l’œuf se casse, vous regardez autour et vous clignez des yeux. Comme après un long voyage, vous vous rendez compte que le monde a changé.

Je me sentais seul, dans un grand immeuble de plus d’une centaine de une-pièce-cuisine. Je ne connaissais ni le nom du voisin de gauche ni de celui de droite. Parfois, je les apercevais en train de tourner la clé dans la serrure. J’avais l’impression que ce n’était jamais les mêmes. Ici les gens viennent pour repartir. Ou du moins rêver de partir. Pour un vrai appartement ou une maison avec un jardin. Seuls les vieux, arrivés ici quand ils étaient jeunes, à l’époque où tout était neuf, ne rêvent plus à rien. Ils avalent des médicaments avec un verre d’eau du robinet, feuillettent des albums de famille et somnolent devant une télé en noir et blanc. Les dimanches ensoleillés, ils vont au cimetière contempler leur future tombe. C’est juste une promenade. Ils ont travaillé tout une vie pour acheter ce lopin de terre envahi par les mauvaises herbes et ils veulent en profiter maintenant, parce qu’après, on ne sait jamais. Ils allument un cierge pour celui ou celle qui n’est plus là, qui a quitté l’œuf en premier. Leurs tombeaux seront l’un à côté de l’autre pour l’éternité, c’est-à-dire cent ans, comme le prévoit le contrat. Au bout de cent ans, leur travail tombera en poussière. Leur angoisse, que l’on détecte dans les conversations les plus banales, est qu’on ne les retrouve qu’une semaine ou un mois après leur mort. C’est pour cela que chaque matin, ils vont frapper à la porte les uns des autres. C’est pour cela qu’ils ouvrent, tout contents, à leurs petits-enfants qui viennent voir, un bouquet de fleurs ou un paquet de gâteaux à la main, s’ils ne sont pas morts. Les petits-enfants ont des vues sur le une-pièce-cuisine. En faisant un crédit, ils pourraient acheter un appartement ou même une maison avec jardin. Les vieux ne parlent pas avec les jeunes de l’immeuble, sauf pour leur faire des remarques. Les jeunes font tout de travers. C’est parce qu’ils rêvent de partir, de réussir dans la vie. C’est pour cela qu’ils traitent les parties communes et même leur propre logement comme si ça appartenait à quelqu’un d’autre. Les jeunes, quand ils sont locataires, sont encore plus négligents. Ils ne font que passer, ça change tout le temps. Ils ne laissent derrière eux que des mégots, des bouteilles vides et des papiers. Il ne leur viendrait pas à l’idée de planter une fleur ! Le gouvernement devrait leur interdire de se comporter comme ça. Ou du moins l’administrateur. Mais l’administrateur est un homme divorcé, qui ne lave ses chaussettes que deux fois par an. Il dort avec la lumière allumée pour que les gens croient qu’il travaille. Qu’il n’est pas payé à rien faire. Personne n’est  parfait, mais tout de même.
Tel un coquillage à la retraite, l’immeuble résonnait imperceptiblement du chuchotement des vieillards.

J’étais seul et je fumais. Les projets s’évanouissaient, les pensées dérapaient, toutes les pistes menaient dans le fossé. J’entendis alors frapper discrètement à la porte. Le visiteur tombait on ne peut plus mal, je n’avais donc pas l’intention d’ouvrir. Mais les coups sur la porte continuaient, et de plus en plus fort.
Je n’étais qu’un sac de viande inerte. J’essayais de reprendre mes esprits.
- Ouvrez, ça se sent que vous êtes là ! entendis-je la voix contrefaite du propriétaire.
J’étais soudain un peu plus motivé et je réussis à crier d’une voix enrouée :
- J’arrive !

Je me traînai jusqu’à la porte et j’ouvris. Le propriétaire était frais comme un gardon et de bonne humeur. Il y avait quelque chose de changé dans son aspect, mais je ne savais pas quoi. Il entra, fit d’un regard le tour de la pièce, toussa ostensiblement et ouvrit la fenêtre. Je m’assis sur le bord du lit en me massant les tempes. Le mégot fumant encore dans le cendrier, il se pencha pour lui donner le coup de grâce. Peu à peu je trouvai ce qui avait changé dans son physique. La petite barbe couleur papier de maïs était bien taillée et le cheveu rare autrefois plat avait pris l’aspect d’un chou frisé.

- Votre aura ne me plaît pas, me dit-il d’un air serein, planté sur ses jambes légèrement écartées, tout en me fixant entre ses paupières mi-closes.
« Moi non plus » aurais-je dit, si j’en avais eu la force.
- Je vois des taches marron plutôt de mauvais augure…votre vie spirituelle est perturbée…
Je haussai bêtement les épaules. J’aurais bien fumé une cigarette.
- Infra-énergie, dit-il encore.
- Pardon ?
- In-fra-é-ner-gie. C’est l’avenir.
- Aaaah…
- Ma future épouse est infra-énergéticienne chrétienne, cela ne vous ferait pas
de mal qu’elle vous voie un de ces jours… Elle combine les avancées de la science moderne avec la sagesse millénaire de la bible. Il s’agit d’une science spiritualiste. Les effets des traitements infra énergétiques modernes sont bien plus puissants et plus durables si l’individu respecte les préceptes de la morale chrétienne. Les lois subtiles de l’univers sont duelles, énergitico-morales. Vous ne vous en rendez peut être pas compte mais chaque fois que vous jurez, par exemple, vous produisez des disturbations énergétiques. Dans votre propre corps comme dans le reste de l’univers. Des disturbations né-ga-ti-ves ! Une mauvaise pensée, une contrariété, produisent le même effet. C’est pour cela qu’il est préférable de rester joyeux et moral. Mlle Marga n’est pas là ? J’aurais voulu que vous soyez là tous les deux pour ce que j’ai à vous dire…
Je fis non d’un signe de tête.

- Alors vous lui expliquerez !
- Ouais.
J’aurais promis n’importe quoi, pourvu qu’il s’en aille.
- J’en ai discuté avec ma future épouse et nous pensons que la situation est la suivante. Hum, comment dire ? Pour entrer en résonance avec les lois subtiles de l’univers, il serait bien que vous et Mlle Marga procédiez à votre mariage religieux… Autrement, nous, ma future épouse Angela et moi, nous serions contraints de… c’est-à-dire que nous ne pourrons plus abriter chez nous une disturbation d’une telle ampleur…

Il m’adressa un sourire chaleureux, de toutes ses dents cariées. Puis il ramassa au pied du lit une bouteille de bière vide et en étudia scrupuleusement l’étiquette.
- Vous comprenez ce que je veux dire ?
- Marga est partie, articulai-je, toujours occupé à me masser.
- Vous lui direz quand elle reviendra…
- Elle est partie pour de bon.
- Vous voulez dire que vous êtes séparés ?
- On peut dire ça…
- Oooh, on dirait bien que les lois subtiles de l’univers ne m’ont pas attendu… Peut-être que si j’étais venu plus tôt, une chose pareille ne serait pas arrivée… Mais vous ne devez pas être triste. C’est un mal pour un bien, m’sieur Andi.
Voici une merveilleuse occasion d’entrer en harmonie avec les ondes énergético-morales… et le bonheur ne tardera pas à frapper à votre porte…

Le bonheur se laissant désirer, une sensation d’épuisement me ramollissait les os et m’empêchait de reprendre mes esprits. Je ne désirais qu’une chose : me rallonger. Qu’on me laisse en paix. Qu’il aille au diable. Si j’avais eu le moindre soupçon d’énergie, positive ou négative, peu importe, je l’aurais jeté par la fenêtre. Mais hélas le propriétaire ne devinait rien, il arpentait gaiement la pièce, examinant l’état du parquet, les toiles d’araignée et le robinet de la cuisine. Toujours avec ce sourire indulgent, depuis les hauteurs de son altruisme forcé. Cette fois au moins, il avait laissé chez lui sa baguette de sourcier, ce qui me dispensait du spectacle de son ballet ésotérique.

- Les contrariétés et les soucis, monsieur Andi, nous placent sur des fréquences énergétiques mesquines… on ne peut pas trouver pire… Je sais que vous êtes tourmenté… c’est normal… j’ai pris les loyers sur la caution, et à la fin de ce mois, vous me devrez de l’argent…Vous devez chasser vos idées noires…
En dépit de tous mes efforts je ne parvenais que vaguement à suivre son raisonnement. Les mots me parvenaient au terme de plusieurs échos, comme
à l’extrémité d’un tunnel.
- Ne pas se faire de soucis, voilà le secret… Il ne faut pas vous torturer comme ça…Le mieux serait de régler votre dette tout de suite et vous seriez de nouveau en accord avec les lois subtiles de l’univers…Vous vous sentiriez soulagé et plein d’élan vital…

Tel furent les derniers mots plus ou moins perçus. Ensuite, la scène tourna au film muet dans lequel un nabot coiffé d’un chou hochait sa barbiche et s’agitait de façon ridicule. Il me fallut recourir à toute ma bonne éducation pour me retenir et rester cloué au bord du lit, les coudes sur les genoux et la tête entre mes mains.
À la fin du petit film, je m’écroulai dans les draps et piquai un somme mémorable.

Deux jours plus tard, je descendais, valises à bout de bras et plein d’élan vital, les escaliers de l’immeuble, l’ascenseur étant en panne. J’enfournais les deux valises, l’une de bois et l’autre de toile, fermée par une ficelle, dans le coffre d’un taxi et nous fîmes un premier arrêt devant l’immeuble du propriétaire. Je pénétrai discrètement dans le hall et glissai la clé du une-pièce-cuisine dans la boîte aux lettres. Évidemment, je n’avais rien payé. J’étais fauché. Mais j’évitais d’y penser et de me faire du souci, je n’aurais pas voulu - n’est-ce pas - troubler les lois subtiles de l’univers.


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11 septembre 2010 6 11 /09 /septembre /2010 00:00

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Gayk est le seul civil qui porte sur l’épaule droite un support d’arme. Il a la gorge toujours serrée et le moral très élevé. Il ne peut pas rester longtemps hostile envers quelqu’un, cependant, par son regard de travers, par la direction que prend parfois son nez pointu, et du fait qu’il est presque en permanence marqué par la variole et qu’il laisse ses ongles non coupés, il donne l’impression d’être toujours prêt à te sauter dessus pour te picorer.
Bien affilé aux deux bouts et courbé comme un arc, Gayk se tient toujours un peu penché en avant, de sorte qu’il peut facilement dominer les alentours. Il tient à être bien préparé pour toute éventualité, c’est pour cela qu’il dort toujours vêtu en frac et avec des gants blancs, gardant cachées sous l’oreiller une notice diplomatique, une quantité respectable de croûtes de pain et … une mitraillette.
Pendant la journée, Gayk ne peut pas supporter d’autres vêtements que de petits rideaux à brise-bise, l’un devant et l’autre derrière, et qui peuvent très facilement être tirés de côté et donc enlevés, par tout un chacun avec sa permission. Il passe son temps à nager, vingt-trois heures durant, mais seulement dans la direction nord-sud, par peur de sortir de la neutralité. Dans l’heure libre qui lui reste il s’inspire de muses portant des brodequins.
Récemment il a réussi à donner une nouvelle directive à notre politique étrangère en promulguant le premier et avec beaucoup d’autorité un décret selon lequel il nous faut prendre les Transylvaniens sans la Transylvanie ;
il soutient cependant qu’il nous faut à tout prix obtenir, par l’intervention du Vatican, la ville de Nasaud* et trois kilomètres supplémentaires, qui ne soient cependant pas situés en son pourtour, mais alignés l’un à côté de l’autre, dans la longueur, près de la ville et dans la direction du ducat de Luxembourg, en guise de protestation du fait qu’elle ait permis que sa neutralité soit violée par les armées allemandes**.
Gayk n’a pas d’enfant. Pourtant, quand il était encore élève au collège, il a adopté une nièce à lui, au moment où celle-ci cousait au tambour à broder. Il n’a épargné aucun sacrifice pour lui donner une bonne éducation - prenant soin de lui envoyer, chaque jour, à l’institut où
il l’avait inscrite en tant que pensionnaire, un garçon serveur qui lui demandait, de sa part, de se laver les cheveux le samedi ainsi que d’acquérir à tout prix une culture générale.
Très consciencieuse et travailleuse, cette nièce arriva en peu de temps à l’âge adulte et, tandis qu’elle prenait un beau jour tout soudainement conscience qu’elle avait réussi à acquérir une culture générale, elle pria son oncle bien aimé de la libérer du pensionnat et de la renvoyer chez elle à la campagne… Encouragée par le fait d’avoir été si facilement satisfaite, elle n’hésita pas à lui demander plus tard de lui offrir également une voie d’accès à la mer. Alors Gayk, en guise de réponse, sauta brusquement sur elle et la picora maintes fois ; sa nièce, jugeant que le préjudice subi lui fut infligé contre tout us international et sans un avis préalable, se considéra alors en état de guerre, guerre dans laquelle ils restèrent engagés pendant plus de trois ans et sur un front de presque sept cents kilomètres. Tous deux luttèrent, recevant leur nourriture sous forme d’argent, avec beaucoup d’héroïsme, mais finalement Gayk, promu général sur le champ de bataille et ne trouvant sur place aucun passementier militaire pour
lui mettre le galon de son nouveau grade, renonça à
se battre et demanda la paix. Cela d’ailleurs fit parfaitement l’affaire de sa nièce qui, juste à ce moment, souffrait d’un furoncle et qui, ayant vu sa retraite coupée, ne pouvait plus recevoir ni haricots
ni essence de la part des pays neutres.
Ils établirent un premier échange de prisonniers à la caisse*** du Théâtre des Opérations, obtenant pour cela des prix modestes. Ensuite, ils se mirent d’accord pour conclure une paix honteuse. Gayk prit l’engagement de renoncer à tout jamais à picorer quelqu’un, se limitant dorénavant à deux cent cinquante grammes de grains que sa nièce s’astreignait à lui apporter chaque jour sous la garantie et le contrôle des Grands Pouvoirs ; d’autre part, sa nièce obtint enfin un lopin de terre large de deux centimètres jusqu’à la mer, mais sans avoir le droit de se dispenser des caleçons de bain. Tous deux furent néanmoins pleinement satisfaits, finalement, car une clause secrète du traité leur donnait le droit, dans l’avenir, de se remonter chacun le moral au plus haut.

                                              (Punct, 1925, n° 9)

*  Ville au nord-ouest de la Roumanie.
** Allusion à la Première Guerre Mondiale.
*** Jeux de mots intraduisible, « casa » en roumain veut dire
« maison » mais aussi « caisse ».



         Après la tempête


La pluie avait cessé et les derniers restes de nuages s’étaient entièrement dissipés… Les vêtements mouillés et les cheveux en désordre, il errait dans l’obscurité de la nuit, cherchant un endroit pour l’accueillir.
Il arriva, sans le savoir, près de la crypte vieillie et rongée par les siècles d’existence du monastère, crypte que, en s’approchant avec plus d’attention, il sentit et lécha environ cinquante-six fois d’affilée, sans obtenir aucun résultat.
Contrarié, il sortit alors une épée et fit irruption dans la cour du monastère… Mais il fut vite attendri par le regard doux d’une poule qui était venue à sa rencontre et qui, avec un geste timide, mais plein de charité chrétienne, l’invita à attendre quelques instants dans la conciergerie… Calmé petit à petit, puis ému jusqu’aux larmes et envahi par les frissons du repentir, il renonça pour toujours à tout plan de vengeance et, après avoir embrassé la poule sur le front et l’avoir mise en lieu sûr, il commença à balayer toutes les cellules et frotta leurs planchers avec… des gravats.
Ensuite, il compta son argent et grimpa dans un arbre pour attendre l’arrivée du matin. « Quelle splendeur ! Quelle majesté ! » s’exclama-t-il en extase devant la nature, toussant parfois de manière significative et sautant de branche en branche, tandis que, en cachette, il prenait soin de lancer dans l’air des mouches, auxquelles il introduisait sous la queue
de longues bandes de papier vélin…
Son bonheur cependant ne dura pas longtemps… Trois voyageurs, qui au début se montrèrent amis et qui finalement prétextèrent que leur arrivée était due au fait qu’ils étaient envoyés par le fisc, commencèrent à lui donner à subir toutes sortes de misères, en commençant d’abord par contester son droit même de rester perché dans l’arbre…
Afin malgré cela de se montrer bien éduqués, et dans le but de ne pas user directement des rigueurs que la loi mettait à leur disposition, ils essayèrent alors par toutes sortes de moyens obliques de le convaincre de quitter l’arbre… d’abord en promettant de lui faire régulièrement des lavages d’estomac, puis, finalement, en lui offrant des sacs pleins de loyers, d’aphorismes et de sciure de bois.
Il resta pourtant indifférent et froid à toutes ces sollicitations, se contentant de sortir en toute simplicité son certificat d’indigence, qu’il portait ce jour-là par hasard sur lui et qui, entre autres dispenses et avantages, lui conférait le droit de se tenir à croupetons sur la branche d’un arbre, de manière tout à fait gratuite et aussi longtemps qu’il le voulait…
Toutefois, pour leur montrer qu’il ne leur gardait pas rancune et pour leur donner en même temps une fine leçon de tact et d’urbanité, il descendit de l’arbre, sortit son épée et entra de bon gré dans le lac bourbeux et infect d’à côté, où il nagea prudemment comme le lièvre pendant presque une heure ; après quoi la commission fiscale, humiliée et penaude, prit aussitôt la fuite, en répandant partout, dans les villages et les villes, dans les champs et les montagnes, une odeur fiscale pestilentielle.
Lui-même, affligé et déçu suite à tant de lourdes épreuves, compta son argent et grimpa de nouveau dans l’arbre, d’où cette fois il lâcha sa fiente au-dessus de tout le terrain en souriant avec perversité…
Puis, regrettant sincèrement ce qu’il avait fait, pourtant avec beaucoup de profit moral, il descendit, se secoua de la poussière le recouvrant à l’aide d’un… mètre ruban et, entonnant le chant de la liberté, il fourra la poule sous sa redingote, et disparut avec elle dans l’obscurité…
On pense qu’il aurait pris la route de sa ville natale,
où, las du célibat, il aurait décidé avec cette poule de fonder un ménage et de devenir utile à ses semblables en leur apprenant l’art de l’accouchement.

                                (Contimporanul, 1928, n° 84)

Algazy est un vieillard édenté, sympathique, souriant, la barbe clairsemée et soyeuse, joliment étayée sur une grille de cheminée vissée sous le menton et close avec du fil de fer barbelé…

Algazy ne parle aucune langue européenne…
Si, néanmoins, on l’attend à l’aube, et qu’on lui dit : « Bonjour, Algazy ! » en insistant plus fort sur le son z, Algazy sourit, et afin de manifester sa gratitude, met la main dans sa poche et tire sur le bout d’une ficelle, en faisant tressaillir sa barbe de joie pour un quart d’heure…

Dévissée, la grille de cheminée lui sert à résoudre tous les problèmes, jusqu’aux plus difficiles qui soient, liés au nettoyage et à la paix du foyer…

Algazy n’accepte pas de pourboire… Une seule fois il s’est prêté à une telle action, quand il était copiste à la Maison de l’Église ; mais il n’a pas alors pris d’argent, seulement quelques éclats de pots cassés, afin de constituer une dot destinée à ses quelques sœurs, pauvres, qui devaient se marier le lendemain…

Le plus grand plaisir pour Algazy - en dehors de ses préoccupations courantes dans le magasin qu’il gère - est de s’atteler de plein gré à une brouette et, suivi à environ deux mètres par son co-associé Grummer - de courir, à perdre haleine, sous les feux du soleil et dans la poussière, à travers les communes rurales, dans le but unique de ramasser de vieux chiffons, des bidons d’huile troués et surtout des osselets, qu’ils mangent ensuite ensemble, après minuit, dans le silence le plus sinistre…
Grummer possède également un bec* en bois aromatique…

Tempérament fermé et bilieux, il reste toute la journée allongé sous le comptoir, le bec fourré dans un trou, sous le plancher …
Dès que vous entrez dans leur magasin, une odeur délicieuse vous chatouille les narines… Vous êtes accueilli devant le perron par un garçon honnête qui, sur la tête, au lieu de cheveux, possède des fils de coton teints en vert ; ensuite vous êtes salué très affablement par Algazy et vous êtes invité à vous asseoir sur un tabouret.

Grummer vous observe et guette … Perfide, le regard de travers, sortant d’abord seulement le bec, qui dégouline de manière ostentatoire de haut en bas d’un caniveau creusé spécialement dans la carne du comptoir, il apparaît finalement tout entier… Par toute sorte de manœuvres il convainc Algazy de quitter l’endroit, puis, de façon insinuante, il vous attire sans que vous vous en rendiez compte dans toutes sortes de discussions -portant surtout sur le sport et la littérature - jusqu’à ce que, quand cela lui convient, il vous frappe deux fois avec son bec sur le ventre, tellement fort qu’il vous faut courir dehors dans la rue, hurlant de douleur.

Algazy, qui a presque toujours des discussions déplaisantes avec les clients en raison de ce procédé inqualifiable de Grummer, sort en grande vitesse après vous, vous invite de nouveau à l’intérieur, et, afin de vous donner une satisfaction méritée, il vous offre le droit - au cas où vous auriez acheté un objet qui coûte plus de quinze centimes - à … sentir un peu le bec de Grummer et, si vous le voulez, à lui serrer le plus fort possible une cloque grise de caoutchouc qu’il porte vissée dans son dos, juste au-dessus des fesses, ce qui l’oblige à sauter à travers le magasin, sans bouger les genoux, en prononçant des sons inarticulés…

Un jour, Grummer, sans l’annoncer à Algazy, prit la brouette et partit, seul, à la recherche de chiffons et d’osselets, mais sur le chemin de retour, trouvant par chance quelques restes de poèmes, il fit semblant d’être malade et les mangea seul, en cachette, quand il fut sous sa couette… Algazy, soupçonnant quelque chose, entra dans la chambre avec l’intention sincère de ne lui faire que de légères remontrances, mais observa épouvanté que, dans l’estomac de Grummer, tout ce qui était resté de bon dans la littérature avait été consommé et digéré.
Privé ainsi à l’avenir de toute nourriture plus élevée, Algazy, en guise de compensation, mangea toute la cloque de Grummer, pendant que celui-ci dormait…

Le lendemain, désespéré, Grummer - resté seul au monde, sans sa cloque - prit le vieillard par le bec et, après le coucher du soleil, le fit monter furieusement sur le sommet d’une haute montagne…Une lutte titanesque commença entre les deux hommes qui dura toute la nuit, jusqu’à ce que, vers l’aube, Grummer, vaincu, s’offrit à restituer toute la littérature avalée.
Il la vomit dans les mains d’Algazy…

Hélas, le vieillard, dans le ventre duquel les ferments de la cloque engloutie avaient commencé à réveiller les frissons de la littérature future, considéra que tout ce qu’on lui offrait était trop peu et vétuste…

Affamés et incapables de trouver dans l’obscurité la nourriture dont tous deux avaient tellement besoin, ils reprirent alors leur rixe avec des forces redoublées et, sous prétexte qu’ils gouttaient l’un à l’autre seulement pour se compléter et se connaître mieux, ils commencèrent à se mordre avec un emportement toujours plus grand, jusqu’à ce que, en se consommant réciproquement petit à petit, ils en arrivèrent à manger jusqu’au dernier os l’un de l’autre… Algazy termina ce festin le premier…


EPILOGUE

Le lendemain, au pied de la montagne, les passants purent voir dans un fossé, charriés par la pluie, une grille de cheminée entourée de fil de fer barbelé et un bec en bois parfumé… Les autorités furent informées, mais avant qu’elles n’arrivent sur place, l’une des épouses d’Algazy, qui avait la forme d’un balai, apparut à l’improviste, et après quelques coups portés à droite et à gauche, balaya et jeta ainsi à la poubelle tout ce qu’elle trouva…

                           (Bilete de papagal, 1928, n° 16)

* Jeu de mot intraduisible ; « cioc » en roumain veut dire « bec » mais aussi « barbichon ».
(Toutes les notes sont de la Traductrice.)

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Carmen Firan nous emmène ici dans le Queens, sur les Cadre numero 2pas d'un étrange et sympathique exilé, chauffagiste de son état. Le plus étrange, est qu'il se souvient avec luxe de détails de sa vie intra-utérine. Un de ses grands plaisirs est de raconter autour d'un verre comment il passa, un jour, de la "solitude heureuse" du ventre de sa mère, à la "solitude désespérée" du nourrisson emmailloté dans son lit blanc. (L.H.)

 

 

Dans ce genre de bâtiments anciens, le chauffagiste est indispensable. Surtout l’hiver, quand les installations se bouchent, qu’il faut changer les filtres et que les tuyaux éclatent au moment où l’on s’y attend le moins, c'est-à-dire pendant un week-end bien glacial. Les locataires du numéro 89-13 avaient de la chance.
Le gardien de leur immeuble était aussi chauffagiste, un métier qu’il avait appris et pratiqué à fond en Europe de l’Est, où tout se déglinguait sans cesse, où rien n’était à sa place et tout marchait de travers.
Il aurait peut-être été plus juste de l’appeler « plombier », mais sa spécialité, dans son pays natal, c’étaient les radiateurs. Comme on supposait, à l’époque du communisme, que la police secrète faisait placer des micros dans les radiateurs, pour pratiquer des écoutes dans les immeubles surveillés, le chauffagiste bénéficiait d’une aura supplémentaire. Il ne suffisait pas qu’il soit un bon ouvrier, il fallait aussi que ce soit un homme de confiance, en admettant qu’il ne travaillât pas précisément pour la police, obsession dont les habitants traumatisés d’Europe de l’Est, n’arrivaient pas à se débarrasser, même bien des années après la chute de la dictature.
A la loterie des visas, Dick avait été gagnant, il avait pris sa femme et sa fille par la main et s’était retrouvé directement à Sunnyside, Queens, où il ne lui avait pas fallu plus de deux semaines pour trouver ce poste de « super », c’est-à-dire de factotum.
- Moi je ne crois pas aux loteries ou à tous ces trucs de chance. J’ai joué comme ça, pour me prouver à moi-même que je ne pouvais pas gagner. Tout ce que j’ai gagné dans ma vie, c’était en travaillant. Rien ne m’est jamais tombé tout rôti dans le bec. Mais cette fois-ci, allez savoir, la malchance ! Je me souciais comme d’une guigne de venir en Amérique, mais comme je me suis retrouvé avec ce visa, je me suis dit : allons-y, on va voir comment ça se passe là-bas, confiait Dick à la moindre occasion, en caressant sa moustache touffue qui renforçait son aspect viril. Mais pour ce qui est de me plaire, non ça ne me plaît pas. Ma petite maison me manque, avec sa treille et ses arbres fruitiers dans le jardin, les amis avec lesquels on allait boire un verre, la vie de là-bas, pauvre mais gaie. Que je travaille ou non, il me tombait toujours un petit quelque chose, et on vivait bien, quoi qu’on en dise. S’il n’y avait pas eu ma femme pour me casser les pieds avec l’avenir de notre fille et des trucs comme ça, jamais je ne serais parti à l’aventure en abandonnant tout.
Dick aurait été capable de déplacer trois immeubles. Il portait de vastes salopettes en jean à même la peau, ce qui mettait en évidence ses bras musclés et sa poitrine velue. Son bureau de « super » se trouvait au sous-sol de l’immeuble, là où il y avait aussi les chaudières, le système d’air conditionné, les machines à laver, et les locaux à outils, pleins de vieux meubles, de matelas troués, de toute sorte de choses inutiles, et les poubelles. Pratiquement Dick régnait en maître sur tout cela.
Les soirs où l’on débarrassait les objets encombrants dans les quartiers plus aisés du Queens, Dick parcourait les rues au volant de sa vieille voiture et chargeait tout ce qui était encore plus ou moins utilisable pour l’entreposer dans le sous-sol. Il avait accumulé avec le temps une collection impressionnante de téléviseurs, de fours à micro-ondes, de lecteurs de cassettes, de chaises, d’aspirateurs, de tapis, d’ordinateurs obsolètes, à peu près tout ce qu’il fallait pour commencer à meubler un intérieur. Certaines choses étaient encore en bon état, il en réparait d’autres et les vendait pour trois fois rien aux nouveaux immigrants arrivés à Sunnyside. « Dans le fond, je fais une bonne action, se défendait Dick, j’ai appris ça chez nous. Prendre aux riches pour donner aux pauvres. Mon bénéfice est insignifiant. C’est plus un geste de solidarité, puisque par ici on n’entend parler que de cela : l’esprit de solidarité. »
Dick s’était acquis la sympathie de tous les locataires de l’immeuble qu’il gérait avec compétence. Il aidait les vieilles dames à porter leurs cabas jusqu’à l’ascenseur, il promenait les chiens, il faisait le baby-sitter chez les jeunes couples, il s’occupait des espaces verts devant l’immeuble et, bien sûr, il changeait les tuyaux, les filtres, les robinets, il débouchait les WC et, plus récemment, depuis qu’il avait émigré au pays de la technologie, il dépannait les ordinateurs. Ce n’était pas vraiment un gros travailleur, mais il était adroit et futé et, s’il ne refusait pas les pourboires, il ne plumait personne. Le nouveau monde ne lui faisait plus peur, il avait vu qu’il pouvait se débrouiller ici aussi, même s’il ne parlait pas l’anglais, puisque Sunnyside était bourré de compatriotes et, de plus, il y avait des magasins, des restaurants, des pâtisseries, des cabinets médicaux, des églises, des journaux dans sa langue maternelle, pour adoucir un peu la nostalgie qu’il avait de sa patrie. Pourtant ce ghetto l’énervait parfois et le poussait à des accès passagers de supériorité :
- On émigre pour échapper à tous ces gens-là et on retombe dessus ici. C’est la même bouillabaisse nationale, mais en plus épais.
Malgré tout, il lui arrivait souvent de verser quelques larmes en écoutant la musique folklorique dans les bistrots où l’on fumait beaucoup et où l’on épiloguait sur la démocratisation du pays que l’on avait quitté. Certains le dénigraient, d’autres le regrettaient, mais pour rien au monde ils n’auraient reconnu ne plus faire partie de leurs lieux d’origine, pas plus qu’ils ne faisaient partie de leur lieu d’adoption. Un dilemme subconscient avec lequel ils devraient mourir.
- Ils ont de tout par ici, ça c’est sûr, mais des tomates comme chez nous, tu n’en trouveras nulle part, soupirait Dick penché sur les verres de vodka vidés de plus en plus souvent et de plus en plus tôt dans la journée.
Dick était sentimental. C’était un homme massif aux gestes délicats, un géant sensible aux miniatures. Il aimait les petits animaux, voilà sans doute pourquoi les souris et les cafards qui grouillaient dans son bureau de « super » au sous-sol ne le dérangeaient guère. Il n’avait rien dit quand sa fille avait amené un lapin, installé dans la salle de bains, et des poissons exotiques pour lesquels ils avaient improvisé un aquarium dans un grand bocal à cornichons, qu’on sortait l’été sur le balcon. Il aimait la gravure et s’était enhardi parfois à pratiquer le métier de peintre-décorateur. Avec ou sans l’assentiment de ses clients il peignait, des frises, simples lignes ou motifs floraux en guise de finition, quelque délicat nénuphar autour du lustre, ou des petits oiseaux de toutes les couleurs au-dessus des meubles de cuisine.
- Il faut embellir la vie : c’était sa devise et il la mettait en pratique du mieux qu’il pouvait.
Ses grandes mains, habituées aux tuyauteries et à la ferraille, pouvaient être douces et agréables. Il caressait les animaux, soignait les fleurs et pleurait en regardant les films d’amour. Il lui restait toujours sous les ongles un peu de rouille ou de noir, témoins de sa journée de travail, ses maillots étaient constamment mouillés à la poitrine et aux aisselles et pourtant il n’était pas repoussant. On remarquait sa virilité plus que l’odeur de sa sueur, sa vigueur plus que ses vêtements râpés à force de se traîner sous les éviers et les WC.
Il aimait sa femme et adorait sa fille, prêt à céder à tous ses caprices, à condition qu’elle travaille bien à l’école et qu’elle soit sérieuse.
- C’est simple la vie. Je ne crois pas à l’imprévu, tout est coordonné et si on ne déconne, pas, on n’a pas trop de surprises. Si on peut éviter les abus, ne pas exagérer, on ne vit pas si mal que ça, tel qu’on est programmé. Moi je ne suis pas très instruit, mais il y a des trucs que je sens, je ne sais pas comment.
Mon grand-père était analphabète mais il savait tout. Il est mort paisiblement, un après-midi ; il a fait sa toilette, s’est rasé, a appelé ma grand-mère auprès de lui, il lui a pris la main et a dit que son heure était venue. Il a fermé les yeux et quelques instants plus tard il avait rejoint les justes. Tout doux, en beauté, paisible. Maintenant, c’est moche comme on meurt, c’est violent, tourmenté ; la mort n’est plus une libération, mais plutôt une humiliation, une condamnation.
Depuis qu’il avait terminé ses études professionnelles, une sorte de lycée en deux ans où il avait appris le métier de chauffagiste, il n’avait plus ouvert un livre. Il se contentait de regarder des films, de feuilleter un journal de temps à autre et pourtant la nature l’avait doué d’un équilibre qui pouvait passer pour de la sagesse : héritage, peut-être, de son grand-père. Le chauffagiste avait des bizarreries qui pouvaient le rendre intéressant dans une conversation autour d’un verre. Quelques voisins de l’immeuble avec lesquels il s’était lié d’amitié descendaient parfois le soir au sous-sol, où Dick avait improvisé une chaude atmosphère de bistrot, très proche de celle de son pays natal. Il avait installé une table de jardin en plastique, ramassée dans la rue, quelques sièges dépareillés et même un parasol, fièrement planté au centre. Il avait soin de garder toujours au frais des bouteilles de bière et de vodka, dans une glacière portable. Ils écoutaient de la musique populaire et refaisaient le monde. Un des colocataires se trouvait être originaire de la même ville que lui, ils y avaient aussi été voisins, ils avaient émigré à quelques mois d’intervalle : le monde est petit et il n’y a pas mieux que le Queens pour s’en rendre compte.
- Vous ne savez pas, les gars, je suis envahi par les souvenirs depuis que j’ai émigré : je me demande comment diable ça se fait. Je me rappelle tout, mais vraiment tout, vous imaginez ça ? Tout ! Jusqu’à mon âge le plus tendre, jusqu’à ma naissance et même au-delà.
Le chauffagiste les éberluait avec ses récits qui entraient dans les détails les plus troublants. Il était persuadé de se souvenir de sa propre naissance.
- Sans blague, leur disait Dick, le regard embué par la force des souvenirs, j’ai assisté consciemment à ma propre naissance.
Au début, ils n’y prêtaient guère attention, mais, avec le temps, Dick les avait conquis et maintenant ils l’écoutaient en retenant leur souffle et ils lui demandaient à chaque fois de leur raconter encore ses souvenirs d’accouchement. Ils vidaient un verre après l’autre sans vraiment croire ce qu’on leur vendait comme une évidence incontestable, émus pourtant par une expérience aussi extraordinaire.
- En fait, je me rappelle de choses bien avant ma naissance, à l’époque où je nageais, à l’étroit dans le ventre de ma mère. On n’a pas beaucoup de place là-dedans et les mouvements sont limités. Le pire, c’est vers la fin de la grossesse. On bouge de plus en plus difficilement, on a envie de se retourner, mais c’est assez difficile, on donne des coups de pieds, on lance les bras, mais c’est à peu près tout. Je me souviens que dans les dernières semaines avant ma naissance j’aurais eu terriblement envie de basculer. Plusieurs fois, je me suis révolté, j’avais bien grandi et je crois que j’ai donné des coups un peu trop forts à ma mère, mais j’ai tout de suite senti les paumes de ses mains qui me touchaient les talons pour me calmer. J’ai reconnu ses mains instinctivement. Elles me caressaient même quand je tapais furieusement. Je n’étais ni nerveux ni agité, je n’aurais pas eu de raisons de l’être. On est bien là-dedans, il fait chaud, on a tout ce dont on a besoin.
- Et on n’étouffe pas ?
- Comment ça, étouffer ? Je n’ai jamais aussi bien respiré de toute ma vie Tout est naturel, propre, aseptique, héhé ! on voudrait bien avoir encore l’air qu’on avait là-bas ! Ce qu’il y a d’extraordinaire c’est que dedans il y a toujours la même température, le même degré d’humidité, tout est constant, vous pigez ? Exactement ce qu’il faut, quand il faut, comme il faut. Rien d’imprévu ou d’inconfortable. On est toujours content. On n’a ni faim, ni soif et si on a faim, il suffit de penser qu’on a faim et on reçoit immédiatement la meilleure nourriture. Tu as envie de poisson, tu peux être sûr que ta mère ne tardera pas à en avoir envie et, comme on respecte les envies des femmes enceintes on lui apportera aussitôt du poisson et ce qui t’arrivera, ce sera l’essence du poisson, toutes les protéines et le phosphore qui font que cela vaut la peine de manger du poisson. Et même si elle ne mangeait pas de poisson au moment où tu en as envie, tu arriverais quand même à absorber l’essence du poisson, parce que tu prendrais sur ses réserves, tout ce qu’il y a dans le poisson. Vous pigez ça ? J’essaie de ne pas faire trop compliqué, mais je voudrais vous faire comprendre comment ça marche. Tu tires d’elle tout ce dont tu as besoin et ta pauvre mère en souffre, elle va manquer de fer ou de calcium. Il y en a qui perdent des dents ou leurs cheveux, d’autres ont les ongles qui pâlissent, des taches sur le visage, elles sont toujours fatiguées. Ceux qui disent qu’une grossesse régénère une femme ne savent pas de quoi ils parlent, elle est vidée de tout ce qu’elle a de meilleur, par contre, toi, là-dedans, tu ne t’en fais pas. Moi, j’y ai été heureux. Jamais plus après en être sorti, je n’ai éprouvé ce sentiment d’être totalement protégé, le sentiment que rien ne peut m’arriver : une sorte d’harmonie divine, quelque chose de difficile à définir, précisément parce que dans cette vie nous ne bénéficions de rien de tel. Les amis, nous naissons heureux. Ce qui se passe après, Dieu seul le sait !
Parfois son bip sonnait et on l’appelait en urgence. Une inondation, des robinets à changer, quelque vieille dame impatiente dont l’aspirateur était tombé en panne. Dick s’y précipitait, il réparait ce qu’il fallait réparer, puis retournait au sous-sol où ses amis l’attendaient dans un épais nuage de fumée de cigarettes. Il revenait, les mains un peu plus noires, la sueur perlant sur son front, il jurait, se jetait un verre de vodka dans le gosier, sa moustache se hérissait, il tapait du poing sur la table et reprenait son récit.
- Ce qui me gênait tout de même, là-bas, c’était de devoir toujours garder les yeux fermés. Le plus drôle, c’est qu’on peut y voir quand même. Je ne sais pas comment ça se passe dans le ventre des autres femmes, mais dans le ventre de ma mère, moi, j’ai vu des choses extraordinaires. Mais je n’ai jamais senti d’odeurs ni vu de couleurs. Malheureusement je ne vois pas avec qui je pourrais confronter ou échanger mes impressions, je n’ai encore trouvé personne qui ait été conscient de sa vie avant sa naissance ou qui ait été témoin de sa propre arrivée au monde. Se pourrait-il que j’aie une mémoire ancestrale, comme dirait l’autre, c’est-à-dire exagérément vaste, lointaine ?! C’est possible. Et depuis que je suis arrivé dans le Queens on dirait qu’elle augmente de jour en jour. Je crois pourtant que la mémoire est infinie, comme toutes les choses infernales. Seulement, les gens n’ont pas l’idée de chercher à se rappeler tant de choses, si anciennes, ils ne peuvent pas croire qu’ils seraient capables d’avoir des souvenirs d’avant leur naissance, sans parler de souvenirs de leur propre naissance, ce qui me semblerait quand même normal, car tout le monde est présent quand il naît, pas vrai ? Si tu as des souvenirs de l’âge de cinq ans, pourquoi ne pas en avoir des cinq secondes qui ont suivi ton arrivée au monde ? Est-ce qu’on ne parle pas du même temps ? De la même vie ?
Ses compagnons de beuverie hochaient la tête, en plein dilemme. Le point de vue du chauffagiste leur semblait très logique sur le moment.
- J’ai vu bien des choses dans ma vie, mais jamais plus je n’en verrai comme dans le ventre de ma mère. Des villes entières, des archipels de tubes gélatineux, des galeries de tuyaux s’étendant comme des nervures le long de parois fluides, une architecture complexe avec des canaux, des labyrinthes, des tunnels et des grottes, des abîmes, le ciel étoilé, des formes parfaites ondoyant dans une délicate toile d’araignée, mais tout cela dépourvu de couleurs, comme un dessin estompé, comme une carte de l’univers en miniature. J’entendais mon cœur battre au centre de cet univers et je continuais de flotter comme un cosmonaute entre ces dentelles transparentes qui m’enveloppaient, me berçaient doucement comme une brise estivale. Le plus curieux, c’est que je reconnaissais tout cela comme si je l’avais déjà vu ; dans le ventre de ma mère je me comportais comme si j’y avais déjà été, comme si j’avais des souvenirs d’une autre gestation, à tel point que je me demande si, finalement, je ne suis pas né plusieurs fois.
Parvenu à ce point, l’auditoire commençait habituellement à perdre patience.
Les uns grognaient qu’on les avait entraînés sur le terrain du surnaturel, d’autres considéraient avec pitié cet homme raisonnable, dans la force de l’âge, ce colosse, qui se mettait à déraisonner, mais ils étaient tous curieux de connaître la suite. Dick s’envoyait alors un verre de vodka supplémentaire, s’essuyait la moustache du dos de sa main creusée de sillons bruns, baissait la voix et laissait filtrer dans son regard des lueurs de conspirateur :
  - Naître n’est pas une partie de plaisir. D’abord parce que ça fait mal, c’est long et dangereux. Tu passes de cette harmonie parfaite dans des spasmes acharnés, inimaginables, tu te débats, tu pousses de la tête, tu agites tes jambes, tu veux absolument sortir, on se demande pourquoi, puisque tu étais si bien là-bas ! Sauf qu’il y a un moment où on ne te laisse plus y rester, tu es obligé de sortir ! Et le pire, dans toute cette histoire, c’est que tu sens ta propre mère s’opposer aussi à toi de toutes ses forces, comme si elle voulait se débarrasser de toi. Au début tu perds l’équilibre, tu glisses, la tête en bas et tu as beau te débattre, la tête t’entraîne vers le bas, elle devient brusquement très lourde, comme si elle était en plomb, tes oreilles explosent, ton pouls s’affole dans cette tension. Et puis voilà que ta tête pénètre dans un tunnel sombre. C’est la partie la plus dure et la plus effrayante de toute l’affaire. Ce tunnel de ténèbres.
- Moi, j’ai déjà entendu parler de cette histoire de tunnel, dit une fois un voisin, mais il me semble que c’était quand on mourrait, pas quand… Et il n’avait pas osé en dire plus. Rien que le mot d’accouchement le glaçait de frissons.
- Celui-là, c’est le tunnel de lumière où tu pénètres quand tu meurs, intervenait un autre, tu as bien entendu, dans celui-ci il fait noir.
- C’est le noir le plus complet, confirmait Dick. La première sensation est atroce. On étouffe, on a les cheveux qui s’emmêlent dans des espèces de racines, j’entendais un clapotis comme celui d’un volcan au bord de l’éruption, je poussais de toutes mes forces, j’en avais le cou tout raide et il me semblait que j’allais rester éternellement coincé là-dedans ; j’avais une épaule complètement bloquée par l’intensité de l’effort. D’ailleurs, jusqu’à l’âge de cinq ans j’ai eu des douleurs dans l’épaule gauche à cause du passage dans ce tunnel étroit, sombre, froid et humide. C’est alors que j’ai senti les premières odeurs, aussi désagréables que les sons qui m’attendaient une fois qu’on m’eût tiré dehors. Parce que, finalement, ce sont d’autres qui te font sortir en te tirant. J’ai toussé et éclaté en pleurs désespérés. Ils m’ont attrapé, ont essuyé la lave sur mon corps, ils ont démêlé les racines dans lesquelles j’étais emberlificoté, ils m’ont tout irrité la peau. Je crevais de froid et à force de faire des efforts et de crier, j’étais devenu tout violet. J’ai ouvert les yeux, mais je n’ai rien vu. J’entendais autour de moi des bruits étrangers, métalliques, stridents. Et puis soudain, j’ai eu faim, mais cette fois il n’y avait plus aucune essence pour apaiser cette sensation. Par la suite, il y aurait des centaines de litres de lait, jusqu’à ce que tu en aies ras-le-bol. Ils m’ont emmailloté, couvert, mis dans un petit lit. J’étais seul. Dans le ventre de ma mère aussi j’étais tout seul, mais ici, à l’extérieur, c’était une autre sorte de solitude. Sèche. Froide. Assourdissante. Jusque là je n’avais connu que la solitude heureuse, et là, c’était le début de la solitude désespérée, je crois que j’ai eu peur pour la première fois. J’ai compris ce que cela voulait dire d’avoir peur. Osciller entre le bonheur et le désespoir. Être propulsé d’un monde dans un autre. Voir, entendre, sentir et ne pas pouvoir se faire comprendre. Ne pas pouvoir faire marche arrière.
Les voisins étaient déjà tout tristes, ils buvaient de dépit, ils vivaient eux aussi toutes ces choses comme s’ils venaient de naître.
- Tiens, moi, je me souviens comme si c’était hier de ma première nuit de solitude. Ils m’avaient posé comme ça, tout emmailloté dans un lit, couché sur le dos. De là, j’ai vu la lune pour la première fois. Vous allez me demander comment je savais que c’était la lune. Je le savais. Je l’avais déjà vue. Où, comment ? Dieu sait ! Et soudain….
Sonnerie stridente du téléphone de Dick. Madame Simpson, du 9, a une urgence. Son WC est bouché et ses invités vont arriver dans une heure. Le chauffagiste se lève d’un bond. Le devoir avant tout, il laisse tomber tout le monde, sans achever l’histoire, il prend sa boîte à outils et cinq minutes plus tard, il sonne à la porte de madame Simpson qui l’attendait avec impatience:
- Dick, tu es merveilleux. Que ferions-nous sans toi. C’est le bon Dieu qui t’envoie !

 

 

Traduit du roumain par Marily Le Nir  

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11 septembre 2010 6 11 /09 /septembre /2010 00:00

Plus besoin de présenter Mircea Cărtărescu, l’écrivain et poète Cadre numero 2roumain le plus publié et apprécié en France (et ailleurs). N’empêche qu’à chaque fois il arrive encore à nous surprendre ! Le voici s’attaquant à l’un des mythes fondamentaux du folklore roumain - les zmei = guivres, alias les dragons du cru - sous l’angle le plus inattendu, sinon le plus saugrenu : à savoir en dressant leur Encyclopédie !
Projet ambitieux, s’il en est, attendu qu’il lui fallut pour cela bâtir de zéro toute une guivrologie - concentrée dans la partie descriptive du livre, «L’Univers» (anatomie, races et variétés, géographie, histoire, économie, armes, occupations et outils, civilisation, mentalité et croyances, langue, sciences, arts et littérature des guivres) -, ainsi qu’une mythologie à l’avenant : la seconde partie, « Les Contes », dix récits des exploits héroïcomiques de quelques-uns des protagonistes de ce « monde souterrain ».
Épopée héroïcomique - puisqu’au-delà d’une Genèse-bis, non seulement c’est une parodie magistrale et une merveille de fantaisie dans l’espace Hilbert des contes, mais (selon la méthode indémodable du choc des mondes, de la confrontation avec l’Autre) elle nous tend un miroir, souvent peu flatteur, de notre propre humanité : « entre la guivre troglodyte et le bipède hypersophistiqué d’aujourd’hui,
il n’y a strictement aucune différence » (Marin Mincu).
Livre écrit par un Cronope cortazarien pour ses congénères : tous les « enfants entre neuf et quatre-vingt-dix ans », mais de fait cette poignée d’adultes qui (tel cet Egor d’une des nouvelles du Rêve cartarescien) auront conservé intacte leur « glande de l’enfance ». Livre d’un « Nihiliscient » - non point de quelque socratisant sachant qu’il ne sait rien, mais d’un Connaisseur du Néant (le nom bouddhique du Roi des Singes dans Le Voyage en Occident de Wu Cheng’en). Et, partant, livre inclassable : « tout ce qui est parfait dans son genre transcende ce genre pour devenir quelque chose d’autre, d’incomparable » (Goethe).
Et comment oublier Tudor Banus (alias « Banousch de Nogent ») ? vrai collaborateur-illustrateur du livre, dont les dessins (en variantes couleurs et noir et blanc) en rehaussent et enrichissent l’écriture de gravures médiévales revisitées : gargouilles en soutien-gorge et panty façon « mort de la passion » ; ou bien prenant, portable à la ceinture, les mesures d’une Ève-Vénus de Cranach et/ou de BD (tels, autrefois, des compagnons maçons celles d’une future cathédrale) !

 

 

Il y a fort, fort longtemps, que les araignées transparentes travaillaient dans la mine, et que les zouououzes blutaient la farine, vivaient, près des confins du pays de Hooshi, deux frères de la lignée des guivres-des-cerfs-volants, Lobo et Fofo de leur prénom. Ils étaient pauvres, mais honnêtes. Leur cher papa venait de rendre son dernier souffle, assez brûlant encore pour roussir les cils de ses fils, leur laissant en dernière volonté sa maigre fortune : une gironde damoiselle, kidnappée alors qu’il était dans la fleur de sa jeunesse, et gardée depuis dans une salle baptisée la Chambre cachée. Les garçons passaient souvent à côté de cette pièce, sans même se douter de ce qu’elle renfermait. Ils avaient appris à lire en ânonnant le texte fixé sur cette porte avec des punaises, et qui, dans le langage laconique de ces temps-là, disait ce qui suit :

Maudit soit, ouille ! mille fois maudit,
dans sa chair comme dans son esprit,
dans sa langue et dans son riquiqui ;
dans chaque écaille de ses reins de traviole
et dans chaque griffe de ses guibolles ;
dans ses abattis, dans chacun,
et dans ses boyaux un à un ;
dans ses gencives, ses narines, ses arpions,
dans ses côtes et dans ses poumons ;
dans sa surrénale,
dans sa glande pinéale ;
dans son système lymphatique,
dans son sympathique
et dans son parasympathique ;

maudit soit, qu’il entre ou qu’il sorte,
qu’il bricole ses cerfs-volants, qu’il tricote ;
qu’il roupille ou qu’il soit hors du lit,
qu’il bouffe de la mandragore, des papillons,
                                                              des radis ;
qu’il vole au ras des pâquerettes,
qu’il ne sache plus où donner de la tête ;

et maudit soit, plus et davantage,
en travers, en long et en large,
de face, de dos ou de droite,
à genoux ou à quatre pattes ;
maudit par les dieux,
écorché, baveux,
maudit tout craché,
les crocs déchaussés

et cochon qui s’en dédit

quiconque dans cette Chambre cachée
                                                            pénètrera,
où d’ailleurs point de damoiselle il n’y a.


Les garçons étaient chaque fois navrés qu’il n’y eût point de damoiselle là-dedans, et n’avaient jamais pris la peine d’aller ouvrir cette porte, quoique par moments ils aient eu comme l’impression d’entendre derrière une voix argentine pestant contre ses cheveux emmêlés, rétifs au peigne.

- Ce n’est que le vent, frérot, rien d’autre que le vent, disait alors Lobo, rêveur ; et Fofo, se fourrant les doigts dans son organe bravirécepteur, répétait, d’un air mélancolique :
- Si, frérot, ce n’est que le vent, hélas… !
Mais voilà que leur cher papa, avant de mourir, leur avait dévoilé un grand mystère : dans cette chambre il y avait quand même, depuis des temps reculés, une damoiselle ! Il leur avait révélé jusqu’à son prénom : Grunhilde.

- Grunhilde ! soupirèrent de concert les deux fils, infligeant à leur vieux père des brûlures au IVe degré sur tout le visage. Nul prénom ne leur avait jamais semblé si gracieux.
- Je n’ai plus qu’un dernier souhait, mes enfants, murmura le père, d’une voix éteinte. Passez-moi la fleur de mine qui se trouve dans le coffret sous mon lit !

Les garçons s’exécutèrent ; le vieillard prit la gemme dans le creux de ses mains et la contempla : c’était une merveille de chrysolite et de béryl, avec des pyramides du plus limpide des cristaux de roche, déployées comme autant de suaves pétales.

- Lobo, toi, mon aîné, prunelle de mes yeux !
est-ce à toi que je devrais léguer ce joyau inestimable, que j’ai payé dans ma jeunesse soixante-dix scalps et trois scalpels ? Il te plaît, n’est-ce pas, Lobo mon enfant ?

- Oui, père !
- Mais, te souviens-tu seulement d’avoir chipé,
il y a quelques années, ma pelote de ficelle pourpre dans la poche de ma cuirasse ? Dégage, canaille ! À ton tour, Fofo, mon cadet ! toi qui es toute ma joie, approche ! En veux-tu,
de ce minéral qui pourrait faire de toi un roi ?

- Oui, père !
- Facile à dire, mon petit ! Mais, d’avoir découpé un morceau dans le plus beau de mes
cerfs-volants, pour t’en faire des salières en papier, ça, tu ne t’en souviens plus, hein ? Que
je me sois écrasé par ta faute, du plus haut des hauteurs du ciel, tu t’en fous ! Espèces de crapules ! Vous n’aurez pas ma fleur !

Et le birbe, en s’ébrouant, lâcha sur elle un vilain rot qui la flétrit. Puis il ferma les yeux, soulagé. Une grande sérénité se lisait sur ses traits.
L’instant d’après, les deux jeunes guivres s’engouffraient déjà dans les longs couloirs de
la demeure paternelle, se démenant à qui
mieux-mieux pour gagner la première la Chambre cachée. Chacune prit un chemin différent. Fofo se trompa de direction à un tournant, se trouva devant une pièce inconnue à sept portes, en ouvrit une au petit bonheur la chance, déboucha sur un corridor, ouvrit une autre porte, sortit dans une cour intérieure, qu’il traversa, et qui donnait sur une autre cour avec un puits artésien, puis sur une autre avec des yuccas ; il débarqua, finalement, dans un pays étranger, chemina jusqu’à la cité la plus proche et se fit embaucher comme domestique aux cuisines du roi ; un an plus tard, il était promu son goûteur attitré, puis son échanson, son intendant, son officier de bouche et de lanciers, son sommelier, son gouverneur, son chancelier, son connétable ; pour finir, après avoir fomenté un coup de palais, il devint roi et leva une armée innombrable, avec laquelle il frappa toutes les cités à la ronde, les soumit ou les brûla les unes après les autres, se proclama empereur et, sur ses très vieux jours, se dirigea à la tête de son ost vers la demeure paternelle depuis si longtemps abandonnée, impatient de serrer enfin dans ses bras sa Grunhilde, pour qui il n’avait cessé de languir durant toutes ces années.

Lobo, quant à lui, se retrouva assez vite devant
la porte agrémentée de la terrifiante malédiction. « Vieux charlatan, va ! », fit-il avec mépris, et arracha l’affiche de ses punaises. Puis tambourina timidement à la porte.

- Qui est-ce ? lui répondit une petite voix argentine.
- C’est moi… bredouilla Lobo, d’une voix chevrotante.
- Qui ça, moi ?
- Lobo, le fils de mon père, de la lignée des guivres-des-cerfs-volants.
- Reste où tu es, je suis en petite tenue !
Fais-moi seulement voir ton maillet !

Lobo entrouvrit la porte et glissa dans l’entrebâillement sa petite masse en bois parfumé, qu’il avait ornée de pyrogravures ingénieuses.

- C’est bon ! fit Grunhilde, tu as dit la vérité. Maintenant, si tu veux que je sois tienne, va,
mon preux Lobo, jusqu’à l’empire de Bang-kook, au pays des guivres-à-crocs-pointus, et
rapporte-moi la gemme que l’empereur garde en lieu sûr sous la langue de sa belle favorite ! J’ai envie de me faire faire une boucle d’oreille avec cette pierre hors de prix.

- Tes désirs sont des ordres pour moi, belle princesse ! lui répondit la jeune guivre tout feu tout flamme, mais Votre Grâce ne sait oncques guère que ces salopes de guivres-à-crocs-pointus raffolent de notre viande ?
- Je n’en sais rien, et n’en veux rien savoir. Referme cette porte, à la fin ! ça fait des courants d’air.

Chagrin, Lobo commença ses préparatifs du voyage. Enfermé dans son atelier, il trima pendant soixante jours et cinquante-sept nuits (pendant les trois nuits restantes, il tendit tant qu’il put son organe princessorécepteur en direction de la Chambre cachée, sans arriver à percevoir davantage que de vagues effluves de parfum Paloma Picasso et, lointains comme une illusion, quelques mots dans le genre : « Gros nigauds, vous ne m’aurez pas ! »), pour se fabriquer les trois douzaines de cerfs-volants qui le porteraient à travers les airs - Lobo était le patapouf de la famille. Par-dessus cet essaim émaillé de dessins coloriés et de rubans devait flotter le plus grandiose des cerfs-volants, en forme de papillon tropical aux yeux d’azur et à queue d’hirondelle.

Durant des semaines et des semaines il plana sous les arêtes de sel du plafond, se mirant dans les lacs de mercure qui brûlaient d’un feu froid, se dérobant à l’haleine bouillante des mers de lave. Il chassa au vol les petites chauves-souris diaphanes et les méduses aéricoles qui, remplies d’un gaz plus léger que l’air, palpitaient rythmiquement de leurs membranes vésicantes.

Il tournoya autour des énormes monolithes de jaspe. Il aperçut au-dessous de lui la fourmilière des grands empires guivrins, l’avance des armées revêtues de cuirasses d’acier plaqué
or, l’ondoiement des oriflammes en soie. Une masse lancée jusqu’à la voûte de la grotte gigantesque réduisit en charpie six de ses
cerfs-volants, le précipitant pour un peu à terre.

Maniant avec adresse les ficelles, il se laissa déposer tout en douceur, dans un pré tout de bleu fleurdelisé, pas loin de la masure d’un ermite. Celui-ci y vivait tout seul, avec ses quatre femmes, ses deux princesses légitimes et une ribambelle de marmots. Content d’avoir de la visite, il convia Lobo à honorer son humble logis, mais l’autre, prudent, préféra rester dehors, à un lancer de masse de distance. En vérité, la chair exquise de la guivre-des-cerfs-volants est une manne tombée du ciel pour toutes les autres guivres. Or l’anachorète appartenait, justement,
à la lignée des guivres-à-crocs-pointus, un certain Domisôlfamilarìpa (Domi pour les intimes, et pour ses ennemis Domisôlfamilarìpaniminikinitiniliyamagualpæ), une guivre débonnaire, toujours prête à aider
son prochain.

- Ce que tu cherches là, mon fils, dit-il, après avoir distraitement écouté Lobo (car, en même temps, il embrassait sa guivrette favorite entre ses petites cornes, envoyait celle qui était en disgrâce laver les écuelles, jouait au jeu des quatre questions avec un des mouflets et flanquait une taloche à un autre qui avait dévissé sa cuirasse), ce que tu cherches là est chose ardue, et tu risques fort d’y laisser ta tête.

L’empire de Bang-kook est gardé, à chacun de ses trois points cardinaux, par un griffon aux ailes empennées de diamants, portant dans son bec une épée. Quand bien même tu parviendrais à les semer, à moins de cent pas plus loin, tu tomberais sur une muraille de plomb transparent, sur les remparts de laquelle patrouillent des génies de feu. Et quand bien même tu parviendrais à les semer, eux aussi, tu te ferais piéger dans des ravins effrayants, où des araignées plus hautes que des maisons vont te grignoter. Et quand bien même tu parviendrais à les semer aussi, ces araignées, tu arriverais devant la Ceinture des Puanteurs, invisible, mais exhalant des miasmes tels qu’ils vont te pourrir
la chair sur pied. Et quand bien même tu parviendrais à semer aussi…

- Sauf votre respect, Domisôlfamilarìpaniminikinitiniliyamagualpæ, je n’ai pas vraiment de temps à perdre ! Quelle est donc la solution ?

- Je n’en ai pas la moindre idée, lui répondit l’ascète, la tête ailleurs, tandis que d’une main il rafistolait le toit, de l’autre se rongeait les griffes, et à la fois… (mais nous n’avons pas de temps
à perdre, nous non plus).

Édifié, Lobo renfloua ses cerfs-volants et parcourut encore un bout de chemin. Il tomba sur le griffon qui gardait l’empire du côté du septentrion. Coup de chance, celui-ci roupillait à son poste, après une nuit de rêve avec une griffonne fougueuse. Il le sema sans la moindre difficulté. Puis il chemina encore et encore, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la muraille de plomb transparent. Les génies de feu se trouvèrent corruptibles : Lobo les régala généreusement de perles de rosée recueillies sur les feuilles des lys bleus. Il eut plus de mal avec les araignées des ravins, car ces dernières ne comprenaient pas trop le parler provincial de Lobo. On appela à la rescousse Kéké, leur truchement. Kéké était une vieille araignée, à qui il manquait deux pattes. On respectait d’un commun avis les poils blancs sur son céphalothorax. Mais, comme tous les petits vieux, il avait ses manies, dont la plus agaçante était celle de se croire maître dans l’art d’entretenir en leur propre patois les gens de la campagne (c’est-à-dire tous ceux qui n’étaient pas originaires de Bang-kook).

- Hé, ardé ! vide ton sac, allez, zou !
questionna-t-il avec bonhomie le tremblant Lobo, proprement assujetti entre les mâchoires d’une jeune tarentule.
- Eh ben, voilà… ! il faut que je rapporte la gemme que l’empereur de Bang-kook serre…

- … sous la langue de sa belle favorite ! hurlèrent en chœur toutes les araignées, se tenant l’abdomen avec leurs crochets à force de rire.
- Peuchère ! mon pitchoun, des comme toi, à v’nir chercher c’ beau caillou, y’en a eu des tas, et tous y ont laissé leur carcasse boucaner dans nos ravins ! Mais toi, bougre de veinard ! t’as dû pisser dans ton bain étant petiot ; car, v’là ! l’empereur, s’étant levé du pied gauche sans doute, vient d’ nous jouer un tour d’ cochon, et un gros…

- Ça fait plus de quatre mois qu’il ne nous verse plus notre solde ! précisèrent les autres araignées, accablées, leurs petits yeux brillant comme des perles fines dans l’obscurité de la tanière.
- … c’est pourquoi, fiston, t’as une veine de cocu : on y va avec toi, toutes autant que nous sommes, à la victoire ou au casse-pipe !
- Té ! on y va, on y va ! lui firent écho les autres araignées.

Alors, toute la bande s’ébranla vers l’intérieur de l’empire. La Ceinture des Puanteurs, ils passèrent à travers, toutes les araignées cramponnées en pelote, avec Lobo juste au milieu, et roulant à vive allure, de sorte que les seules araignées à voir pourrir leur chair furent celles de rang inférieur (les bien nommés goggos), qui s’étaient tenues à l’extérieur de la sphère.

Ils semèrent derechef, par des ruses en tous genres, les diables rouges, les oranges mécaniques, les escouades azurées, les bérets verts, les bures noires et les cols bleus, suivis d’une cohorte sans fin de harpies, de vouivres, de lémures, de gorgones, d’oiseaux roc et de chimères de taille variée. Leur voyage dura plus de quatre-vingts ans. Lorsqu’ils atteignirent, finalement, le cœur de l’empire, ce fut pour apprendre que l’empereur avait trépassé depuis belle lurette, que la peste avait frappé les habitants et que la Belle favorite elle-même était devenue de vieux pots. Ils fracassèrent sans façon tous ces vieux pots, jusqu’à ce qu’ils aient retrouvé, fichée dans un tesson de terre cuite, la gemme en question. Les araignées couronnèrent Lobo comme leur empereur et le suivirent, en bons et féaux sujets, sur son chemin du retour, après qu’on leur eut versé leur solde pour six mois d’avance. Dix-sept ans leur prit le chemin du retour, à travers des contrées vierges et des sylves obscures.

C’est ainsi que nos deux empereurs, Fofo et Lobo, se rejoignirent le même jour sur le champ de bataille, devant la demeure paternelle désormais menaçant ruine pour cause de vétusté et d’intempéries. Six semaines dura la guerre, la balance de la victoire penchant tantôt du côté des guivres de Fofo, tantôt du côté des araignées de Lobo.

Pour finir, de toutes ces multitudes sans nombre ne restaient en vie que les deux frères, qui ne se reconnurent qu’à cet instant-là et tombèrent d’un seul élan dans les bras l’un de l’autre, en versant des torrents de larmes. Ils n’étaient désormais plus que deux croulants, vieux comme le monde, tenant à peine sur leurs guibolles décharnées, flageolantes. Ils soufflèrent l’un vers l’autre des flammes par les narines, pour réchauffer un peu leurs doubles cœurs depuis longtemps changés en pierre. Alors, miracle ! Tous deux se ranimèrent d’un coup, et le même prénom jaillit de leurs lèvres, du tréfonds de leurs entrailles :

- Grunhilde ! 
Ils pénétrèrent dans la maison dévastée. Ils arpentèrent ses couloirs délabrés. Ils se montrèrent l’un à l’autre, pleins d’émotion, certains endroits où ils avaient joué étant petits. Ils se palpèrent mutuellement les bosses qu’ils s’étaient faites à ces mêmes occasions. Enfin, ils parvinrent jusqu’à la porte fatale. Après moult hésitations, ils aboutirent par prendre leur courage à deux mains, et tambouriner timidement à la porte.

- Qui est-ce ? retentit cette voix inoubliable, jeune et argentine comme jadis elle l’avait été (car, dans la Chambre cachée, le temps mie ne s’écoule).
- C’est nous…
- Qui ça, nous ?
- Nous, les guivres de la lignée des guivres-des-cerfs-volants, les fils de notre père.
- Faites voir vos maillets !

Hélas ! Lobo avait perdu le sien dans le feu de tant de batailles. En revanche, il avait la gemme. Les frères se regardèrent, les yeux humides : à quel point ||||dd¢¢0+> avait bien su régler les choses ! Ils entrouvrirent la porte, et firent voir le maillet et la gemme.

- Ça marche ! dit Grunhilde, et se montra enfin sur le seuil, toute nue et radieuse. Éperdus, les deux vieillards passèrent à l’acte illico : ils sortirent chacun un mètre de menuisier de leur poche, le déroulèrent dare-dare et mesurèrent la princesse de la tête aux pieds. Quelle ne fut alors leur déception : Grunhilde ne faisait que 1m74 !

Ils se virent contraints de la laisser rentrer chez ses parents ; puis les deux frères se retranchèrent pour toujours dans la Chambre cachée, et ils devraient encore y être, si des fois ils n’avaient pas encore passé l’arme à gauche.



Enciclopedia zmeilor,
illustrée par Tudor BANUS,
Bucarest, Éditions Humanitas Junior, 2002
L’HISTOIRE DE LOBO ET DE FOFO,
FILS DE LA GUIVRE-DES-CERFS-VOLANTS
 

Présentation et
traduction par Dominique Ilea

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11 septembre 2010 6 11 /09 /septembre /2010 00:00

Les mots
Cadre numero 2

J’ai aimé moi aussi une femme
- la seule femme que j’ai jamais aimée -
et puisque je me sentais coupable du fait que les arbres avaient des
      nœuds
comme si leur existence n’était due
qu’à mes sanglots répétés : elle a tiré le verrou
et s’est changée, elle aussi, en arbre. J’écris son nom
sur la crinière de zinc de chaque nuit. C’est une chose bien connue :
les mots attirent le réel. Au-dedans de chaque nom
est aussi présent celui qui le porte. Je ne pourrais
être un arbre que jusqu’à l’automne, de même que je ne souffrirais pas
de savoir que plus jamais je ne serai un enfant (je pleurerais, bien sûr,
aux éclats !). J’écris son nom
sur la crinière de zinc de chaque nuit et cela me suffit
pour l’instant et me suffira pleinement
tant que la seule raison qu’ont les enfants,
dans leur belle innocence, d’attendre l’âge adulte,
est de connaître le nom de toutes les choses.
« Qu’est-ce que c’est ? » demande un enfant. On lui répond :
« un arrosoir ». Et lui, il répète, heureux : un arrosoir.



Des icônes


Les ombres des fleurs : plus belles que les fleurs.
Le trot des chevaux : plus authentique que les chevaux.
Femme, viens de tes chambres défendues,
toi qui es faite d’amers frémissements de saule,
de neige et fumée. Ne le devines-tu pas, ne le vois-tu pas,
ne le sens-tu pas encore ? J’ai besoin de toi
tout comme certains oiseaux d’eau ont besoin de leur patte cachée.
Viens de tes chambres défendues et des montagnes que tu portes en toi.
Des icônes et de toutes les fontaines
dont pourraient aussi s’élever nos sourires.
C’est à cause de toi que la patience dégouline autour de mes gouttières.
C’est à cause de toi que je suis vague et nocturne : tu ne sens pas,
tu ne me vois pas encore nager vers ton lit comme un serpent !
Toi : beaucoup plus belle que ton ombre
et que n’importe quel mot
parmi les mots qui n’ont pas de pluriel - m’entends-tu ? -
et de ce fait tellement beaux - m’entends-tu ?
chanvre, miel, obscurité - m’entends-tu ?
chanvre, miel, obscurité - m’entends-tu ?



Les interstices d’entre les arbres


Et pourtant, dans une forêt, tu te sens autre :
un flâneur dont la solitude n’est qu’un sac bleu
rempli d’anges. Tu remets un peu tes nerfs au point
et le moral, dont tous les vis
et les écrous sont desserrés. La forêt-église : où l’on doit
marquer le chemin pour le retour. La forêt-femme :
chaque femme est moitié réelle, moitié imaginaire.
Quelles racines ! Quelle biographie ! À l’instant où remue la branche
d’où s’est envolé un oiseau aux ailes bariolées, tu sens
aussi remuer ton nom, en haut, en bas,
plusieurs fois et de plus en plus doucement, tout comme le bruit
d’un cor de chasse. À chaque homme, sa forêt, tant que
chacun d’entre nous est aussi un cerf qui ne peut plus
franchir les portes à cause de ses ramures.
Quelles racines ! Quelle biographie ! Et les interstices d’entre les arbres
dans un jeu de reflets provocateurs : ni plénitude,
ni vide. Une splendeur obscure.
Une frénésie dont il semble que nous n’ayons pas la clé.



Stase


Les vêtements en carton des montagnes - des enfants
de Marie eux aussi ? et la vallée sonore d’une larme
enivrée par sa propre géométrie.
Ne m’envoie plus, ma bien-aimée, tellement d’amour lorsqu’il pleut
et qu’il y a des nuages alchimiques, aux noms exotiques, violets,
ensanglantés, dans le ciel. Je continuerai à marcher, ta beauté passagère
enroulée autour de moi : tout comme un serpent
autour d’un jeune arbre. L’un de ces serpents que l’on a amenés
pour que la mère d’Alexandre le Grand joue avec eux.
L’un des serpents qui étreignaient souvent
les plus belles vierges des temps anciens. Tu me dis
que la musique des serpents n’exprime pas d’états intérieurs.
Tu me dis de me laisser mordre pour apprendre le nom
secret de Dieu. Ma bien-aimée, par-delà les sept montagnes et
leurs vêtements de carton, par-delà les sept miroirs, les sept versants
de la réalité : j’écume, je tourne l’œil, je vole
et claque sans cesse des doigts, tout comme un grand maître des eaux,
enveloppé jusqu’aux épaules dans ta beauté passagère,
jusqu’aux feuilles, jusqu’aux pensées entortillées comme des voies
ferrées. Je crie. Je délire dans une transe continuelle. Je halète.
C’est comme si je courais dans la continuation d’une larme.
C’est comme si nous étions les deux triangles de l’hexagramme
de Salomon.


Mars


Le même tourbillon
qui fait verdir les arbres
m’enveloppe moi aussi :
je sens le bois qui fleurira,
de son bec le pic cogne contre mon cœur,
je tâte mon visage austral et j’y trouve des bourgeons,
une écorce de saule, humble et complexée,
comme un cierge dont la flamme palpite,
je tâte mon autre visage et y trouve
deux ruisseaux de larmes
qui coulent vers le septentrion,
d’un côté vole vers moi le pic,
des violettes bigarrées de pourpre poussent dans mes paumes,
et de l’autre côté vient l’ange pâle
aux longues ailes noires,
accompagné par des agneaux poudrés de farine de blé
et par le dégoulinement extatique des gouttières,
par le bruit des griffes des pigeons sur les toits,
je suis un Janus et plus encore : une femme
au moment de l’accouchement lorsqu’elle a deux têtes,
deux cœurs, deux vies.


Toutes ces choses


Vous direz que les femmes
sont une forêt qui pend au cou
d’un seul oiseau, que la floraison des arbres
- ces nuages d’Hamlet -
aura eu une signification tout à fait différente
de celle qu’elle a - on dirait le déferlement de l’inexistence
de ceux qui se trouvent de l’autre côté, un exercice qu’ils font,
chaque année, en vue de la résurrection. Vous direz
que la femme qui reste agrippée
au même poignet que moi,
au même bord,
à la même possible solitude
ressemble aux grues cendrées qui font beaucoup de bruit
et s’en vont. Le coucou qu’il y a sur le kilim
accrochée au mur - que je tiens de ma mère -,
elle le dressera pour qu’il se jette, tel un hobereau, sur moi,
puis elle partira. Et peut-être que toutes ces choses
seront dites à travers les coups
tellement bien connus des cloches
que l’on attend seulement le dimanche.


À ma place


Des créatures inconnues
portant presque toutes des masques, comme dans un spectacle
      bizarre,
presque toutes muettes comme les ménades
et dont je peux à peine me défendre
grâce au symbole de la lumière -
essayent de me séduire moi aussi
avec les pervers éclats des flûtes
et des hiboux égarés dans leur propre âme,
avec une pomme rouge
tendue à travers la fenêtre, à minuit,
ou bien en me montrant des oiseaux picorant des raisins.
Elles me montrent un ancien miroir fumant
dans lequel j’aperçois, à ma place, un arbre
- celui qui grandira peut-être de moi
et dont je me heurterais, on dirait, tout en le voyant,
dans l’obscurité. L’arbre vert
qui sera, un temps, ma chemise,
l’arbre vert sous l’écorce pensive duquel
je me sentirai comme une vipère
après qu’elle eût changé de peau parmi les pierres
et, surtout, comme la roue d’un potier
lorsqu’elle tournera encore un peu d’elle-même
après que le pot eût été façonné.


De plus en plus souvent


Un canon
qui fait feu dans ma direction, pour l’instant
seulement en murmurant - la mort. Son soleil
brûlant tout comme une jeune femme,
vers le matin, dans le lit blanc,
où l’enfance ne s’est pas encore éteinte pour de bon.
La mort - encore séduisante
comme les rêves où tout
semble possible : même la lévitation,
même l’amour dont le sens
est identique en soi à la raison d’être des poids
accrochés au treuil d’une fontaine.
De mon côté, la réalité
penchera tellement
qu’il y aura des heures et peut-être des jours d’affilée
où je sentirai que les insectes me prennent
pour un insecte,
les cormorans - pour un cormoran
et ainsi de suite : pour un renard de leur lignée,
ces femmes à tête de renard.
Effrayés par des paroles mensongères,
les coqs sauvages de mon sang
ont déjà pris leur envol,
l’un après l’autre. Il fait déjà soir
de plus en plus souvent comme si les aubes
étaient plus rares que les crépuscules
et c’est seulement aujourd’hui que je comprends
que la crèche des bras de ma mère
est depuis longtemps un abîme.


*


Donnez-moi quelques jours de vacances, sombres compagnes
du subconscient. C’est pour la première fois que je ressens le besoin
de me réjouir encore une fois, au plus profond d’une forêt, des hymnes
vertes des sèves. De la manière dont la seconde se casse
en minutes, en heures, et de la dévotion des escargots sortis se promener
parmi les mauvaises herbes encore tendres. Parmi les fougères et les
      gentianes.
Le premier et le si beau désir d’arriver à me coucher, tel un soleil, au loin,
quelque part très loin de moi et de contempler en été
les saints cercles composés d’un arc-en-ciel - ce dragon multicolore -
et d’un navire soudé à son assise aquatique. Quelques jours de vacances,
si possible, sombres compagnes du subconscient,
où quelqu’un tire, d’un puits à treuil, de l’eau profonde -
de plus en plus profonde. Où se montre, toujours, parmi vous -
présences despotiques, rusées et énigmatiques - un ancien ami,
un véritable ami, qui me prie de descendre avec lui parmi les serpents
et les insectes, les lombrics et les vers des pommes,
pendant une semaine ou une heure seulement : tout comme Protée,
dans ses moments de délire. Quelques jours de vacances,
sombres compagnes du subconscient. C’est tout ce que je vous
      demande.
Il y a longtemps que je n’ai plus bu une robe de jeune fille. Il y a
longtemps que je n’ai plus embrassé - sur la bouche et sur les cuisses -
une fleur de tilleul tombée par terre !



*
Tais-toi, mon âme, tais-toi. Il y a tellement longtemps
que le voile d’un ange brûle, nuit après nuit, aux fenêtres,
avec des flammes austères. Il y a tellement longtemps que tu te sens
comme ces femmes enveloppées dans une écorce d’arbre
lorsqu’elles retrouvent leurs amants dans les vergers. Le temps
des doutes et des révoltes : les papillons, les nuages. Peut-être que dans
      l’au-delà
il n’y a plus rien et qu’ils le savent : c’est pour cela
qu’ils sont tristes. Des flammes et des voiles et des maisons
parmi lesquels éclate soudain en pleurs une scie.
Tais-toi. C’est la seule chanson que je te demande. C’est le temps
des corneilles : ces parentes de plus en plus proches
du corbeau de Poe. Le temps des bolets noirs
et des mauvaises herbes qui s’injurient les unes les autres.
Le temps des doutes : que faire ? Le temps des révoltes :
que faire ? Les papillons, les anges et les bœufs - des fichus
noirs au joug - que l’on tire d’un côté
et de l’autre, les nuages. Tais-toi !
Tout en haut d’un acacia fleuri trop tôt
un coucou récite les Saintes Écritures.



Poèmes extraits des recueils
Argent jaune (Editura Albatros, Roumanie, 1988),
Le bouclier de Persée (Editura Vlasie, Roumanie, 1993) et
Une ligne presque noire (AMB, Roumanie, 2000).

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11 septembre 2010 6 11 /09 /septembre /2010 00:00

Orphelinat en hiverCadre numero 2


Je compte nos nuits - celles définitivement perdues
La neige avance le long de notre sang
sage perfusion létale
comme jadis
quelle fraîcheur seul mon semblable pouvait me saisir
(oh ! douce douane écorchée
était notre chair)

La neige avance le long de notre sang
étrangère et sage
Une sagesse étrange osseuse
touche notre volupté
Rance et salé
le jus de ton corps jeune un samedi sans amour
Sage perfusion létale - la bête osseuse
Mon amour - un orphelinat en hiver


La descente des anges


L’amour n’existe plus. Grâce à toi : il n’existe plus. Il existe
seulement cette bouche souillée la mienne qui prononce
des mots : joie tendresse amour matin
sens lumière herbe plaisir

Mais seule la cruauté existe dans le monde

et cette pluie de sang
cette hémorragie obscure la tienne

oh ! à quoi bon cette pluie de sang : on s’en fout désormais

à quoi bon les signes que tu nous fais
L’amour n’existe plus Seigneur
Nous sommes entièrement dans tes mains

Nous sommes dans tes mains et marchons dans la couche noire de sang
comme dans l’herbe givrée de l’automne

Nous sommes dans tes mains Seigneur. Tes chiens
pareils à des flocons de neige qui aboient
tombent du ciel. Il neige des roquets
Des gueules affamées hurlent aux étoiles
Oui. Nous sommes à toi Père. Nous vilipendons en ton nom :
Que ta volonté de bourreau soit faite

Je suis Marta. Je me mets à genoux. Je tends mon cou. Amen


J’accepte


Depuis longtemps j’accepte de mourir
J’accepte aussi que tu vas mourir

Les éléments de nos cadavres vont se dissiper dans la pluie et la poussière
des deux continents aléatoires

Nous sommes séparés par un océan dont j’ignore la couleur
tu regardes une lumière que mes pupilles ne capteront jamais

Bien sûr : j’ai oublié le goût de ta salive
je ne connais plus
le sel de tes larmes le sel de ton sang
En vain je me souviens de ton visage de la lumière d’hier
en vain je te porte dans mon cerveau comme dans un abri atomique
vifs ou morts les éléments chimiques de nos corps
ne se mélangeront plus

Chacun de nous mourra dans un autre lieu


Quelque chose de nous


Quelque chose de nous survivra
après notre mort
quelque chose survivra
me passe par la tête
en même temps un désespoir un désespoir
noir comme l’encre noir de ma lettre
je t’écris des lettres de plus en plus courtes et rares
le désespoir me saisit et me tire vers le bas
vers les lattes du plancher vers les caves humides
vers les cavernes qui sont les miennes
Je suis mortelle

et si je suis ici et maintenant une mortelle comme une autre
qui
de quel droit
corrompt la pureté de ma nature
et me met dans la tête
cette pensée comme une mouche sans vergogne :
quelque chose de moi quelque chose de toi mon amour mon homme
stupide et silencieux
quelque chose de nous ne mourra pas ne mourra pas ne mourra pas



Les poèmes sont extraits du volume Falanga (La phalange), Editura Dacia,
Cluj, 2001.

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11 septembre 2010 6 11 /09 /septembre /2010 00:00

« Il y a un obstacle à la lecture », écrivait Cesare Pavese en 1945*, « et c’est toujours le même, dans tous les domaines de la vie : l’excès d’assurance, le manque d’humilité, le refusCadre numero 2 d’accueillir l’autre, le différent. Nous sommes toujours blessés par l’incroyable découverte que quelqu’un a vu, je ne dis pas plus loin que nous, mais autrement. Nous sommes façonnés par l’habitude sinistre. Nous aimons nous étonner, comme les enfants, mais pas trop. » En un monde toujours plus petit, dont on dit et répète à satiété qu’il est globalisé, et tristement uniformisé, quelle altérité, quelle différence trouver encore pour tâcher de fissurer cette regrettable crânerie qui condamne bien des esprits à un destin de tautologie égocentriste ? Le second numéro de Seine & Danube pourrait fournir quelques pistes.

L’altérité féminine, d’une part, et il nous plaît de souligner que parmi les neuf auteurs présentés ici, quatre sont des femmes : Jeni Acterian (1916-1958), figure aussi discrète et solitaire qu’extraordinairement intelligente de la « génération 1930 » (celle des Cioran, Ionesco, Eliade, Noica, etc.), qui nous a laissé un magnifique Journal d’une jeune fille difficile ; Marta Petreu (née en 1955), philosophe et poétesse de Cluj, célèbre pour ses essais sur Cioran, et dont on lira ici quelques intenses révélations de la mort et de la toute-puissante cruauté ;  Carmen Firan (née en 1958), dont on découvrira le récit inédit d’un « Chauffagiste » racontant les déboires de sa propre naissance ; et enfin Alina Nelega (née en 1960), dramaturge dont nous poursuivrons la lecture avec une autre incarnation, pour le moins perverse, de son écriture
« monologique », Kamikaze.
L’imaginaire le plus débridé, le plus inspiré, d’autre part, avec de nouveaux textes d’Urmuz (1883-1923), le génial précurseur du dadaïsme ; dix poèmes de Mircea Barsila (né en 1952) dans la fraîcheur ésotérique et sensuelle d’une forêt nouvelle, « forêt-église », « forêt-femme » (« Et pourtant, dans une forêt, tu te sens autre : / un flâneur dont la solitude n’est qu’un sac bleu / rempli d’anges ») ; et un extrait de la truculente Encyclopédie des Guivres du fameux Mircea Cartarescu (né en 1956), dont les romans-fleuves post-modernes hallucinés, traduits dans le monde entier, ne sont plus à présenter.
Enfin, en guise de regard neuf posé sur de grandes préoccupations sociales (les jeux, la politique, l’amour !), nous proposons de surprenantes pages de jeunesse du poète et philosophe existentialiste Benjamin Fondane (1898-1944) sur l’éducation et sur les accointances du sport moderne avec les mythes fondamentaux (au sujet d’un combat de boxe de 1921) ; ainsi qu’un savoureux extrait du dernier roman de  Dan Lungu (né en 1969), Comment oublier une femme, récit de l’amoureux délaissé, livré moins à la pitié de soi qu’à un humour volontiers métaphysique.

Lorsque Virginia Woolf donnait comme condition nécessaire à la création artistique « une certaine collaboration » du féminin et du masculin dans l’esprit, et « un certain mariage des contraires** », ne rêvait-elle pas également d’une nouvelle manière de lire, voire de vivre ? Relativement jeune, et radicalement européenne, la littérature roumaine n’est sans doute pas une lointaine terra incognita qui serait du même coup incogniscibilis, mais il n’est pas moins certain qu’elle recèle, dans le creuset unique de sa langue, de réelles ressources pour nous permettre d’être un jour, qui sait ?, autres nous-mêmes, « les yeux perdus vers l’autre dans l’immaculée mélancolie des jardins» (Cioran***).


                                                                                                   Nicolas Cavaillès

 

 


* Cesare Pavese, Littérature et société, traduit de l’italien par Gilles de Van, Gallimard, « Arcades », 1999, p. 38.
** Virginia Woolf, Une chambre à soi, traduit de l’anglais par Claire Malraux, Gonthier, 1951, p. 141.
*** Cioran, Le Crépuscule des Pensées, traduit du roumain par Mirella Patureau-Nedelco, in Œuvres, Gallimard, « Quarto », 1995, p. 352.

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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

 

Dans sa préface aux Poésies de François Villon, Tristan Tzara relie, par un pont enjambantcadre numero 1 l’âge classique, Villon et Baudelaire, le Moyen-Âge et le romantisme tardif, chez lesquels Tzara identifie un même « drame de l’adolescence », teinté de vigueur insurrectionnelle et de religiosité primitive. S’il parle de poésie, Tzara parle ici aussi de son pays d’origine, la Roumanie, dont l’histoire fit l’économie des Renaissance, Préciosité et autres Lumières, pour passer en un bond vertigineux directement de son Moyen-âge byzantin à une modernité par ailleurs largement francophile (francopare ? francoïde ?), des chroniques de Grigore Ureche au lyrisme d’Eminescu, puis du jeune Cioran… Quand elle ne puisa pas dans ses généreuses ressources folkloriques, la littérature roumaine déversa sa jeunesse, dès la fin du XIXe siècle, dans une modernité dont la littérature française pouvait encore constituer l’avant-garde ; vint ensuite le terrible frein communiste (1945-1989), que personne, pas même Dada, n’aurait pu prévoir ; mais la belle et fraîche langue roumaine s’en est sortie intacte, tovarasi, camarades !, et la littérature continue, vingt ans après la mort de Ceausescu, plus que jamais. « Le Roumain est né poète » (c’est devenu un cliché), mais contre vents et marées, par-delà influences linguistiques et censures idéologiques, ce poète a su grandir, et le voici dramaturge, romancier, philosophe - le voici toujours, ce poète, et si l’horizon qu’il contemple depuis son delta du Danube se compose bien des mêmes eaux européennes que l’on retrouve, au terme d’une longue boucle enrobant le continent, sur les bords de l’estuaire de Seine, voici aujourd’hui, pour ce parcours entre Seine et Danube, un nouveau navire : une revue.

Seine et Danube - nouvelle série, revue dirigée et réalisée par les traducteurs membres de l’Association des Traducteurs de Littérature Roumaine (A.T.L.R.), propose ainsi des textes littéraires et philosophiques traduits du roumain, méconnus ou inconnus dans le monde francophone, répartis en quatre sections : Poésie, Théâtre, Prose, Essais. Selon son double objectif de promotion et d’anthologie perpétuelle de la littérature roumaine, Seine et Danube privilégie les auteurs contemporains sans exclure les auteurs classiques. Toutes les traductions publiées sont inédites.

Seine et Danube - nouvelle série : c’est l’occasion pour nous de rendre hommage à ce qui restera la première Seine et Danube, l’élégante revue noire et rouge parue entre 2003 et 2005 chez l’Esprit des Péninsules (avec Éric Naulleau), puis chez Paris-Méditerranée (avec Michel Carassou), sous la houlette de Dumitru Tsepeneag ; une revue dont l’apport à la critique littéraire et philosophique roumanophile fut précieux, le temps de six numéros dont les intitulés diront assez l’importance : Cioran, Benjamin Fondane, le Surréalisme roumain, Nouvelles danubiennes, Allemands de Roumanie (quatre ans avant le Prix Nobel d’Herta Müller), et le Groupe Onirique. Nous remercions chaleureusement Dumitru Tsepeneag, qui accepta très volontiers de nous confier un si beau nom, Seine et Danube (trouvaille de Michel Deguy), lorsque les membres de l’Association des traducteurs de littérature roumaine conçurent, avec Magda Cârneci et l’Institut Culturel Roumain de Paris, le projet d’une nouvelle revue francophone consacrée à la littérature roumaine.

En terme de célébrités littéraires roumaines, ce premier numéro de Seine et Danube - nouvelle série n’est pas en reste. Trois grandes figures du XXe siècle y apparaissent ainsi : le poète Urmuz (1883-1923), fulgurant précurseur des dadaïstes, des surréalistes, voire d’un Eugène Ionesco, Urmuz dont on lira ici deux nouvelles poétiques et drolatiques, « l’Entonnoir et Stamate » et « Ismaïl et Turnavitu », bel aperçu de la vigueur étrange de cette prose poétique assurément unique en son genre ; le philosophe Constantin Noica (1909-1986), issu de la «génération 30 » d’un Eliade ou d’un Cioran, initiateur d’une pensée vaste et originale, composant avec une vive imprégnation hégélienne et avec une remarquable sensibilité à la dimension ontologique propre à la langue roumaine, Noica dont on lira ici un extrait du Journal philosophique (1949), stimulant hapax aphoristique au sein d’une œuvre reconnue comme la plus importante du domaine philosophique roumanophone ; enfin, la poète et romancière Ana Blandiana (née en 1942), par ailleurs figure politique remarquée de la dissidence sous l’ère de Ceausescu, auteur d’une œuvre inspirée, doucement lyrique et humblement humaniste, Ana Blandiana dont on lira ici un extrait du Tiroir aux applaudissements (1992).

Ce premier numéro de Seine et Danube n’en affiche pas moins l’une de ses intentions primordiales : donner à lire des auteurs majeurs du répertoire contemporain, injustement méconnus ou inconnus en France. Il s’agira ici, pour le théâtre, de Teodor Mazilu (1930-1980), avec Il fait beau en septembre à Venise, jolie saynète amoureuse et absurde ; et d’Alina Nelega (née en 1960), avec des fragments de son intense monologue féminin Amalia respire profondément. Quant à la prose, Ion D. Sîrbu (1919-1989) descend dans les sous-sols grotesques d’un théâtre de hideuse propagande, dans un chapitre de son roman Adieu, l’Europe ! ; le regretté Damian Necula (1937-2009) plonge le lecteur de sa nouvelle «No pasaran !... » dans la misère glaciale et policière d’un hiver à Bucarest à l’époque communiste ; et Radu Aldulescu (né en 1954) déroule dans son Épopée d’une contrée fraîche et verdoyante un scénario décalé, âpre et sombre, des ébats révolutionnaires de 1989 à Timisoara. À quoi s’ajoutent deux voix poétiques : Sorin Marculescu (né en 1936), à travers trois hymnes métaphysiques, intègres et sinueux, orientés par-delà vide et chaos vers l’être ; et le jeune Cosmin Perta (né en 1982), dressant ici le constat sensoriel d’un fils gagné par la mort dérisoire du monde et par la folie concave des maigres survivants.

Paraphrasons encore Tzara : chaque écrivain remet en cause la littérature. Hétérogène et souvent novatrice, partant fragile, la littérature roumaine n’épargne pas à sa noble vitalité les coups parfois durs que la (post-)modernité aime à porter contre elle-même comme contre tout endormissement esthétique bourgeois ; poussant aussi l’audace jusqu’à l’humour, elle se propose une aventure non moins périlleuse que la littérature universelle dans son ensemble, tissue de souffrance et de cruauté. Espérons que Seine et Danube saura l’accompagner quelques temps dans cet état extraordinaire, son perpétuel status nascendi.


                                                                                                   Nicolas Cavaillès

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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

Lien vers l'auteurcadre numero 1

Lien vers la traductrice

 

Il me manque une page de ce Journal. Qu’y avais-je mis ? C’était peut-être quelque chose de profond, de décisif. 
L’angoisse de me savoir étranger à l’égard de moi-même, à l’égard de ce que j’ai de meilleur en moi m’envahit soudain et j’arrive à comprendre les paroles singulières d’Augustin : il existe en nous quelque chose de plus profond que nous-mêmes.
*
Des hommes. Pas des choses, ni des paysages ; que des hommes. Être assoiffé de l’homme nouveau comme on l’est des nouveaux mondes. Car tout homme représente une forme d’obstination et, par conséquent, une idée.
Et l’on aime à voir quel est le geste de l’idée, quelle est sa voix. Comment elle sourit.
*
La philosophie ne peut exister qu’à la ville, parmi les hommes, sur ces places dont Socrate ne s’éloignait guère. Seule la rencontre d’autrui peut la créer. Superposez les étages, supprimez les jardins (ou tolérez tout au plus ces jardins publics conventionnels) et un philosophe y naîtra, quelque part près d’un escalier de service.
Il existe encore en Roumanie trop de nature.
*
J’habitais depuis quelque temps un appartement dans un immeuble. A l’étage au-dessus, il y avait une noce. On y dansait, mais apparemment sans rythme. De temps en temps, une voix rauque s’élevait parmi les autres ; ils chantaient peut-être un refrain. Une vitre se brisait avec fracas. Quel chaos qu’une fête, quelle absurdité !
Vu de l’intérieur, est-ce la même chose ? Tout s’organise, vu de l’intérieur, et le rythme de la danse est rythme, et les voix se ressemblent, même les vitres brisées font partie de la fête.
Toute fête obéit à une loi propre d’amplification, à l’image de la progression de l’action dans cette scène de L’Idiot de Dostoïevski lorsque le vase doit se briser, et qu’il se brise. Les protagonistes connaissent cette loi de l’amplification et, pour eux, tout se tient, même l’excès ; alors que pour l’observateur extérieur, tout cela n’est que chaos.
C’est ce qui doit arriver à tous ceux qui jugent de l’extérieur toute action, tout événement : ils habitent un autre étage.
Et, veillant tard dans la nuit, je m’aperçois de la profondeur de cet événement que représente une fête. Qui disait que l’on ne pouvait pas « raconter » un bal ? C’est presque un miracle, comme n’importe quel autre événement. La vie est si belle avec sa progression vers un je ne sais quoi ! Une progression rigoureuse, géométrique, stricte, tout comme chez Bach - aboutissant je ne sais où.
Le lendemain, je rencontre une vieille connaissance habitant le même immeuble.
« Que la vie est belle ! », m’exclamai-je un peu trop abruptement.
- Vous étiez de la noce, la veille ? me
demande-t-il.
*
Nous n’avons pas de mot en roumain pour exprimer « le devenir ». Nous en avons quelques-uns pour exprimer l’être, mais pas pour le devenir. Nous aurions pu avoir le terme : passer une (soirée de) fête, quelque chose se passe, cela exprime davantage que le « il arrive quelque chose », ou que « cela a lieu » ; puisqu’il y a déroulement). Mais les fêtards ont confisqué ce mot (petrecere).
Notre seul devenir se trouve dans la fête, dans le divertissement, - dans l’aliénation.
*
Je rêve d’une école dans laquelle on n’enseigne rien, mais rien du tout. Dans laquelle on puisse vivre tranquillement et honnêtement, à l’écart de la cité, et où les jeunes gens, certains jeunes gens du monde, viendraient afin de se délivrer de la tyrannie des professeurs. Car tout et tous, parmi ces derniers, leur donnent des leçons. Tout doit être appris de l’extérieur et par cœur, et la seule chose qui leur soit permise de temps en temps, c’est de poser des questions.
Mais ne voyez-vous pas qu’ils ont eux aussi quelque chose à dire, à confier ? Et ne voyez-vous pas que nous autres, nous n’avons pas toujours des choses à leur dire ? Nous ne sommes que des intermédiaires entre eux et eux-mêmes. (Mais cela non plus, il ne faut pas le leur dire).
*
Le disciple vient vers vous en vous sollicitant. Vous devez lui apprendre qu’il n’a rien à recevoir, qu’il lui faut grandir encore. Le disciple veut devenir lierre. Vous devez le laisser être ce qu’il doit être : mauvaise herbe même.
Et la plus belle fin dont vous puissiez rêver - ô fertilité ! - c’est d’être envahi par les mauvaises herbes.
*
... C’était un homme si jeune et si harmonieux que je fus tenté d’imaginer sur-le-champ un théologien qui se serait exclamé : « C’est vous qui empêchez le monde de progresser ! A vos yeux, le monde doit se perpétuer, repousser sa fin. Dieu sauverait ce monde s’il ne s’y trouvait encore des êtres pour en jouir et pour en retarder, par leurs aspirations païennes, le rachat. »
Empêcher le monde de progresser. Est-ce de la mort ? Est-ce de la vie ?
*
Toute notre vie morale est contenue là : entre le fils prodigue et son frère. On se perd et on s’en repent ; ou bien, on se préserve et on endurcit nos cœurs. C’est mal de ne pas écouter.
Mais c’est mal aussi de savoir écouter - et de se souvenir.
*
L’idée d’une École dans laquelle on n’enseigne rien m’obsède. Un état d’esprit, c’est cela qu’il faut donner aux autres ; pas de contenus, pas de conseils, pas de recommandations. C’est pourquoi nous pouvons nous dispenser de leçons. Même à une personne qui vous le demande, vous ne devez pas donner de « leçons ». Un bouquin que vous sortez de la bibliothèque, un Prélude de Bach écouté à la tombée de la nuit, au calme, ou un exemple de sérénité intellectuelle sont bien plus éducatifs que toute leçon.
Ces jeunes gens s’aperçoivent que vous êtes en train de concevoir une idée et se mettent à en concevoir une, eux aussi. (C’est probablement
« la pensée unique » dont parlait Pârvan).
Je crois que l’on devrait créer cette École.
*
« Tout est vrai là-dedans, rien n’y est exact », aurait dit Barrès se dressant contre les
« ingénieurs » du genre de Charles Martin,
contre les philologues, contre les professeurs, contre les frères du fils prodigue.
*
Austère, comme le frère du fils prodigue.
*
Marie et Marthe - Marie qui reste aux pieds du Rédempteur, Marthe, l’austère, qui s’affaire sans relâche dans la maison - représentent, au fond, le fils prodigue et son frère. Mais le destin du frère est de se perdre dans l’action, tandis que celui de Marie est de se perdre dans la contemplation. Toute la distance qui sépare l’esprit masculin de l’esprit féminin est contenue là.
Les gens se définissent selon la façon dont ils sont capables de se perdre.
*
Que peut bien offrir la nature féminine ? Un seul bonheur, une unique extase. Et tout le génie féminin consiste à atomiser ce bonheur unique en d’innombrables bonheurs, dans une succession et un « devenir » de bonheurs minuscules. Car elle part de l’être (Simmel !) et se trouve ainsi à la recherche du devenir et de la diversité ; tandis que l’homme part du devenir, étant assoiffé de l’être et de l’unité.
Soif de l’Un de se disperser et désir du Multiple de se réunir.
*
En sortant ce soir-là, j’avais en tête le thème unique de la Passacaille de Bach, avec le sentiment que s’il venait à m’échapper, je me viderais.
Seule la musique vous procure vraiment l’angoisse d’être abandonné.
*
Je ne connais rien de plus détestable, en musique, que le final de la Cinquième Symphonie de Beethoven. Un quart d’heure avant la fin, vous la sentez arriver ; la fin est déjà là.
Bach n’a pas de fin. C’est pourquoi, ses finals sont si beaux. Pas de répétition, pas de conclusion bien tirée, comme chez Mozart ou chez Beethoven. Juste un déchirement ; vain effort de renouvellement : la difficulté de la séparation d’avec la matière, le sommeil, la magie de la musique - à moins qu’il n’ait réussi, par un miraculeux changement de tonalité, la transfiguration.
*
Dans ce livre extraordinaire (à l’écriture médiocre, à cause de ses dithyrambes fâcheux, cependant extraordinaire) écrit par Anna Magdalena Bach sur son mari, je retrouve, cette fois-ci dans le registre de la vie de Bach, la même difficulté de finir. Sa fin contient des finales semblables à sa musique. Il aurait pu en finir après avoir dicté à son gendre Altnikol, durant cette dernière nuit, ce « Je me trouve devant Ton Siège, Seigneur ». Mais ce n’est pas encore sa fin. Peu avant de mourir, la vue qu’il avait perdue depuis pas mal de temps lui revient pour quelques instants ; il voit à nouveau tous ses proches, et lorsque Magdalena lui montre une rose rouge, il dit ceci : « mais les couleurs vers lesquelles je m’en vais sont plus belles encore ! » Encore une fin possible. C’est seulement au moment où il demande à Magdalena de lui chanter quelque chose et qu’elle se met à entonner - quelle voix pouvait-elle bien avoir ? - le choral bien connu, que Bach finit vraiment sa vie.
C’est la difficulté de la séparation d’avec
le sommeil de l’existence.
*
Si vous aimez la musique, - les échappées, les flâneries, les envolées ; si vous aimez la géométrie et la rigueur, sans qu’elles endurcissent pour autant votre cœur et votre esprit ; si vous avez un soupçon de folie et une montagne de mesure - vous rencontrerez un jour la philosophie.
*
Hier j’étais à la recherche d’un local pour mon École ; une maison dans les faubourgs de la ville, pour moi et un ou deux amis. Dans un kiosque, près de la barrière, je me renseigne sur la route qui conduit au bois de Stefanesti.

« Qui cherchez-vous, par là ? », me demande l’homme d’un ton affable. Sur le coup, je sursaute. Au fond, j’étais à la recherche de moi-même. Je m’y rendais afin de rencontrer cette apparition étrange qui est ce vous-même projeté dans l’avenir. Mais je n’ai pas le courage de philosopher avec le buraliste. Je lui parle simplement d’un certain professeur qui vit seul, sans élèves, dans une école où l’on n’enseigne rien. « Avez-vous entendu parler de lui ? », lui demandai-je.
« Ah, oui, il me semble qu’il y a quelqu’un qui... »
Cet homme le savait. Moi, je ne le savais pas encore, mais lui savait tout ce que les autres auraient à savoir.
*
Se retrouver seul, comme un enfant parmi des adultes (Rilke).
*
Les adultes trouvent que les enfants sont heureux ; il en est ainsi des sages avec les fous, des rois avec les pauvres et du frère du fils prodigue avec ce dernier. Quel est le destin qui nous renvoie en permanence à l’autre ? Non pas à autre chose - que nous pourrions nous approprier -, mais à l’autre.
Le fils, tout comme son frère d’ailleurs, est malheureux. C’est ainsi que pourrait débuter un traité sur l’éthique.
*
J’aime le commencement de la Bible. Dieu crée la lumière, puis il s’aperçoit qu’elle est bonne. Il crée la terre et les eaux, puis il s’aperçoit qu’elles aussi sont bonnes. (Ce n’est qu’en créant l’homme qu’il ne s’aperçoit de rien. Était-ce sous-entendu ?) En tout cas, Il crée d’abord et ce n’est qu’ensuite qu’Il raisonne. Quelle réplique extraordinaire à l’adresse de la Théodicée de Leibnitz, selon laquelle, le monde est créé parce que le meilleur.
Nous seuls, humains et leibniziens innés, nous exigeons que le programme précède l’action. Des êtres se détournant de la vie, des êtres absurdes et théoriques, voilà ce que nous sommes !
Il me faudra écrire un Anti-Mathesis. (Quoique... quoique...  Y avait-il tant d’effervescence de l’idée, là-dedans ? Ou alors, n’était-ce que l’effervescence de l’idée ?)
*
Abel, c’est un berger, et Caïn, un agriculteur. Abel erre comme le Fils et Caïn pétrit la terre comme le Frère. Et Caïn tue Abel. Caïn tue toujours Abel.
Je réfléchis, par exemple, aux deux âmes roumaines : l’âme pastorale et l’âme paysanne. Tout ce qui est nostalgie et liberté, tout ce qui est sens artistique, tout ce qui est soif de nouveaux horizons - disent certains - tient chez nous de l’âme du pasteur. Mais l’âme enracinée de l’agriculteur est passée par là en l’anéantissant ; elle l’anéantira.
Nous sommes du pays de Caïn, dans lequel Abel n’est pas encore tout à fait mort. Mais la technique, châtiment de Dieu, viendra et les chassera tous les deux, pour que leur race prospère, pour qu’ils s’accroissent au sens biblique, par-delà les frontières du pays.
*
Quel étrange rôle que celui de la « vague » dans l’histoire roumaine : la vague de Trajan et puis d’autres vagues encore. Au fond, la vague représente le symbole du mouvement ; chez nous, pourtant, elle est devenue statique et comme un rempart de défense. Les origines roumaines résident dans la pétrification des vagues.
Et je me souviens de Russo : « La nostalgie de la Bible flotte au-dessus de la nation ; le pays est écartelé entre les lignes déchirantes des chroniqueurs et les lamentations du peuple. »
Il voulait entendre jaillir un « cri puissant ». Jamais il ne l’entendra.
*
Extrait d’un texte de Hasdeu, au sujet de ceux
qui sont en Enfer : « Ils se seront éveillés le jour du Jugement dernier, nus et noirs, sombres, difformes et terrifiants, diaboliques et
frénétiques. »
Et pourquoi, d’ailleurs, « frénétiques » ? Cela tient peut-être à la vision de l’enfer que notre Église nous a forgée. Mais c’est aussi parce que nous craignons, étrangement, de par notre culture populaire, tout ce qui est mouvement. C’est la même obsession de calme que nous retrouvons dans la conscience roumaine, relevée naguère par Neagoe Basarab, reprenant un certain ascète oriental : « Celui qui néglige l’action, celui-là rencontrera Dieu ».
Mon ami V. a raison de dire : la conscience du peuple roumain ressemble à un cortège impérial.
Pourvu que la longueur du chemin ne nous décourage pas !  dirait C.
*
« Ne savez-vous pas que nous serons les juges des anges ? Et, de ce fait, de nos propres actes ? » (Paul, I. Co. 6, 3.)
Quelque part, Nae Ionescu esquisse un commentaire de ce propos étonnant : « ... le premier (l’ange), n’étant qu’un idéal de sublimation des choses, le second (l’homme) n’est qu’un échelon menant à Dieu ».
Ainsi donc, vous-même, en tant qu’homme, vous vous situez dans une certaine hiérarchie, au-dessus des anges. Ceux-ci ne représentent pas un idéal de perfection pour l’homme, mais pour ce qui relève de sa nature. Peut-être aussi pour les femmes qui sont si attachées à cette nature. Mais je regarde autour de nous afin de trouver quelqu’un qui pourrait juger un ange. Et je ne trouve personne. Cependant, cela est sans importance. Le christianisme vous dit non seulement ce que vous êtes devenu, mais aussi ce que vous êtes.
*
Bach en train de jouer de la main droite une fugue au clavecin, tenant en même temps de la main gauche la taille d’Anna Magdalena. « Il se peut que ce soit la dernière de mes pensées », écrit-elle.
Quelque part, parmi les cohortes d’anges, il existe un soupçon de jalousie.
*
Parmi les bêtes - nous dit la Genèse - il fut impossible d’en trouver une pour venir au secours de l’homme. C’est pourquoi Dieu endort Adam et fait sortir la femme de sa côte.
Si seulement il avait pu trouver quelque chose pour la remplacer...
*
Quelle tristesse de ne pas avoir commis de péché. C’est une tristesse qui accable de temps en temps les anges et presque toujours les médiocres. Avec à leur tête le frère du fils prodigue.
Je retiens le proverbe : « Les péchés retombent sur les hommes et non pas sur les choses. »
Une formule un peu abrupte sans doute, mais au fond tout est dit.
*
Il s’est présenté devant moi, dans le confessionnal, me raconta le Père, pour me demander l’absolution.
« Que venez-vous de faire ?
- Je me rendis compte que j’allais commettre un péché. Mais je sentis aussi qu’étant donné les circonstances, à partir d’aujourd’hui même, je ne pourrais m’en empêcher. Je suis venu vous le dire pour vous demander l’absolution.
- Mais comment pourrais-je vous l’accorder ?
- Si je venais vous dire : « je suis faible, j’ai commis un péché », vous me l’accorderiez. Pourquoi alors ne pas me l’accorder aussi quand je viens vous dire : « je suis faible, je ne peux pas m’empêcher de tomber dans l’erreur » ?... C’est plus grave, par conséquent, de préparer que de commettre ?
- Il est possible que ce soit plus grave parce que c’est là, les manœuvres du Mal.
- Alors tous ceux qui projettent le mal, mais ne le mettent pas à exécution, sont-ils vraiment plus coupables que ceux qui l’accomplissent ?
- Quoi qu’il en soit, eux aussi en sont coupables.
- Il existe alors deux péchés différents : la préparation du mal et son exécution. Je suis ici pour confesser le premier.
- Non, il n’en existe pas deux, c’est le même péché. On ne peut pas confesser ce qui est en train de s’accomplir.
- Mais quelque chose vient de s’accomplir justement : car j’ai pris la décision de commettre le péché. Pourquoi me demande-t-on d’en poursuivre l’achèvement ? »

...............................................................................

« Et que lui avez-vous dit ? demandai-je au Père.
- Je ne lui ai pas encore répondu », me dit-il.
*
Celui qui nous répond c’est Quelqu’un d’autre. Et ce Quelqu’un d’autre répond à tout ce que nous demandons ou ne demandons pas.
*
Deux hypothèses sont possibles : ou bien le frère est le confesseur du Fils, ou bien le Fils est le confesseur du Frère.
Non, à vrai dire, j’ai mal posé le problème. C’est comme si à l’École j’interrogeais de cette façon : Quelle serait votre opinion personnelle ? C’est ainsi que disparaissent les problèmes.


1 Cette réflexion - ainsi que d’autres de ce Journal - ont pu se retrouver dans certains de mes articles. Je leur restitue ici leur vocation naturelle, celle relevant d’un
« Journal philosophique ».

2 Vasile Pârvan (1882-1927), archéologue roumain, docteur en philosophie, professeur d’histoire ancienne et d’épigraphie à l’Université de Bucarest (N.d.T.)

3  En français dans le texte.

4 Alecu Russo, écrivain roumain (1819-1859), auteur du poème en prose « Chant de la Roumanie », dont la version originale a été rédigée en français. (N.d.T.)

5  Bogdan Petriceicu Hasdeu, historien et philologue roumain (1836-1907), auteur de poésies lyriques, de drames, ainsi que d’ouvrages de vaste érudition, tel son Etymologicum magnum Romaniae. (N.d.T.)

6 Neagoe III Basarab (ou Bessarab), prince régnant de la Valachie (1512-1521) fit bâtir et rénover, durant son règne, plusieurs églises et monastères. On lui attribue des écrits à caractère moral et didactique intitulés : Les Enseignements de Neagoe à son fils, Teodosie. (N.d.T.)

7 Nae Ionescu (1890-1940), logicien et philosophe roumain, professeur à l’Université de Bucarest. (N.d.T.)

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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

Lien vers l'auteur cadre numero 1

Lien vers le traducteur

 

 

Personnages

 

ELLE : une femme normale, avec des inclinations métaphysiques ;
LUI : presque la même chose.

Décor : la terrasse d’un grand café.


ELLE, LUI


ELLE
Il fait beau en septembre à Venise…

LUI
C’est ce que je me suis laissé dire, mademoiselle, et c’est ce qui me fait d’autant plus regretter que nous ne soyons qu’au début d’août…

ELLE
C’est dommage que septembre soit si loin, c’est bien dommage…

LUI
Absolument. Absolument !
Vous êtes-vous jamais posé la question de l’existence de Dieu ?

ELLE
Mais si, monsieur, naturellement ! Comment ne pas se poser la question ? Aurais-je pu ne pas me poser une question aussi capitale ? Une vie intérieure riche est le trousseau de toute femme qui atteint la trentaine.

LUI
Absolument, absolument !

ELLE
Je vous étonne, monsieur, en disant cela, n’est-ce pas ?

LUI
Au contraire, mademoiselle, ce propos me réjouit. Si peu de femmes s’intéressent à l’existence de Dieu… Aspirez-vous à un monde meilleur ?

ELLE
Depuis que je me connais, monsieur.

LUI
C’est très bien, c’est très bien ! L’injustice sous toutes ses formes vous révolte-t-elle ?

ELLE
Beaucoup, monsieur.

LUI
Et probablement que, chère mademoiselle, vous désireriez que les relations entre les gens soient plus belles, plus franches ?

ELLE
Beaucoup plus franches qu’elles ne le sont à présent.

LUI
Signora, lei ricerca la verità ?

ELLE
Si, signore, ricerco la verità.**
Excusez-moi, voyez-vous un inconvénient à ce que je m’absente, un instant, pour aller au petit coin ?

LUI
Non, je vous en prie ! Il faut prendre ces choses comme elles sont, avec simplicité, comme une petite contrainte physiologique, sans plus.

ELLE (s’en va.)

LUI (médite en attendant la jeune femme, tout en vidant son verre.)
Pourtant, je me demande, la contradiction entre la matière et l’esprit ne serait-elle pas un faux problème ?

ELLE
Qu’avez-vous fait durant mon absence ?

LUI (montrant son verre.)
Ce que font les hommes en pareille circonstance, j’ai médité. Vous disiez que vous aviez aussi des doutes, chère mademoiselle ?

ELLE
Bien sûr, monsieur. Comment n’aurais-je pas de doutes ? Comment n’en aurais-je pas ? je doute même de ma présence à Venise ! Je doute de mon passeport, de ma bonne disposition, de l’harmonie de l’univers, quelquefois. Même votre présence me semble un rêve, me semble une illusion.
Lorsque j’étais petite, j’aimais énormément le lait ; maintenant, je me demande s’il y a encore quelque chose qui me ferait plaisir.

LUI
Vous verrez, chère mademoiselle, comme cette conversation nous fera plaisir dans dix ans…

ELLE
Je viens d’une famille de gens modestes. On ne le dirait pas ; pourtant, je me suis efforcée d’être un peu à part, je suis même arrivée à avoir des crises de désespoir.

LUI
Excellent, excellent ! Vous n’avez pas ce petit côté content de soi qui gâche tout, vous êtes désespérée. Excellent, excellent !

ELLE
Vous savez, il faut que nous, les femmes, ne soyons pas seulement très féminines, il faut aussi qu’il émane de nous une forme de désespoir existentiel. Cela dit, c’est très difficile de s’interroger sur l’existence de Dieu, surtout si cette question ne vous interpelle pour ainsi dire pas, très difficile ! Moi, j’ai une nature optimiste, cela ne m’a pas été facile. Je me suis posé la question pour de bon, cependant, de savoir si Dieu existait ou n’existait pas, et je continue à le faire. Il a bien fallu, d’ailleurs, que je finisse par m’interroger ; car, sinon, vous savez comment sont les hommes : suffisants et prétentieux…! Et les autres femmes, elles savent s’y prendre, elles, pour s’interroger…!

LUI
Absolument, absolument !

ELLE
Votre sempiternel « absolument ! » a un peu tendance à me taper sur les nerfs. Puis-je vous demander, cher monsieur, d’être un peu moins fabriqué, plus naturel ?

LUI
Être plus naturel ? que ne me l’avez-vous demandé tout de suite ? Il n’y a rien de plus facile, mademoiselle. Si vous voulez, je suis capable de vous regarder droit dans les yeux sans aucune arrière-pensée.

ELLE
Je n’en demande pas tant ! En dépit des épreuves que j’ai pu subir dans ma vie, ma pudeur a gardé intacte sa faculté de se troubler… Je ne crois pas que cette fraîcheur soit un mal.

LUI
Non, pas du tout ! Il faut préserver sa pudeur, cela ne peut faire que du bien. Et, dans cet ordre d’idées, votre souhait que je sois plus naturel est le bienvenu. En faisant, si vous me permettez l’expression, ma petite introspection, je fais volontiers mienne votre réflexion. Pourquoi, diantre, ne suis-je pas plus naturel ? J’ai tellement de réserves de naturel, pourquoi ne pas les utiliser ? Bien sûr que si ! Dorénavant, mademoiselle, je serai plus naturel !

ELLE (lui demande la permission.)
Pourrais-je alors être plus naturelle à mon tour ? Puis-je vous dire que mes chaussures me serrent trop ?

LUI
Je vous en prie, mademoiselle, soyez naturelle, soyez spontanée, soyez vous-même !

ELLE
Nous sentons tous le besoin d’être plus naturels, plus décontractés, de nous mettre à l’aise. Avez-vous observé ce phénomène ? Nous ne voulons plus résister au besoin de bailler, de nous étirer…
Savez-vous, depuis tout ce temps, ce que j’ai sur le cœur ?

LUI
Je suis tout ouïe !

ELLE
Je vais vous le dire : eh bien, je regrette d’être à Venise…

LUI
C’est très intéressant ! Pourquoi, mademoiselle, regrettez-vous d’être à Venise ?

ELLE
C’est simple, douloureusement simple… parce qu’une fois arrivée à Venise, je n’ai plus l’espoir de me rendre à Venise.

LUI
On ne peut avoir Venise et le désir de Venise ; c’est comme cela, mademoiselle, depuis que le monde est monde. Perdre le rêve au profit de la réalité du présent : piètre affaire…!
Et quelle moiteur, mademoiselle, étouffe cette réalité présente ! Et que de mouches ! Même la lire s’est dévaluée, c’est vous dire…
Alors que dans nos souvenirs, nous n’entendrons pas une mouche voler !

ELLE
Mais est-ce que nous nous rappellerons ces jours avec attendrissement, au moins ?

LUI
Oh ! J’en suis sûr, mademoiselle ! Dans nos souvenirs, tout sera idyllique. Ne serait-ce que dans dix ans, vous verrez combien cette brave terrasse de café, où pullulent les mouches, nous paraîtra poétique !

ELLE
C’est vrai que nous sommes entourés de mouches.

LUI
Ne vous en faites pas, mademoiselle, les mouches n’existent que dans la réalité. (Un temps.) Dans nos souvenirs, ne survivra que le bleu de l’Adriatique… Ah ! comme cette phrase sonnerait mieux en allemand !

ELLE
Ne devrions-nous pas faire une promenade en gondole ?
Vous savez, en français, cette suggestion sonne divinement…

LUI
L’important n’est pas de se promener en gondole, l’important est de se souvenir que l’on s’est promené en gondole. Je me rappelle les choses que je n’ai jamais faites, avec plaisir, avec un vrai plaisir. Une chose que je n’ai jamais faite s’imprime dans ma mémoire et je ne puis l’oublier. Tout ce que je n’ai pas vécu, je m’en souviendrai jusqu’à la fin de mes jours.

ELLE (désespérée.)
Pourtant, même si je suis à Venise, je me rends compte que je ne peux renoncer à l’espoir de voir Venise. Je n’ai pas besoin de Venise - Que faire d’être à Venise ? De l’eau, toujours de l’eau ! - moi, j’ai besoin de l’espoir de voir un jour Venise.
Oh ! comme une promenade en gondole doit être belle !

LUI
Si vous y tenez…

ELLE
Je n’y pense même pas. Je ne tiens pas à me promener en gondole. J’ai ouï dire que c’était assez inconfortable. Je ne veux pas me promener en gondole. Je fantasme comme une folle à l’idée d’une telle croisière ; mais, si je me promenais en gondole pour de vrai, à la fin, je ne pourrais plus en rêver !

LUI
Absolument ! Ce serait ridicule que vous vous promeniez en gondole comme une folle, pour qu’au bout du compte vous ne puissiez plus en rêver.

ELLE
Vous avez mis le doigt sur la plaie ; j’aime rêver, espérer, attendre. Je souhaite être à Venise, où je me trouve à présent, pour attendre l’amour. J’aime à tricoter, assise sur une terrasse, et laisser mon imagination vagabonder et s’exalter. S’exalter, c’est ce que l’être humain, tant les femmes que les hommes, a de plus beau !

LUI
Le malheur est que, quelquefois, nos idéaux se réalisent. Voyez-vous, nous avons voulu gagner Venise, et bien, maintenant que nous y sommes, voyons comment nous tirer de ce mauvais pas.

ELLE (effrayée.)
Sommes-nous vraiment à Venise ? Je ne crois pas. Je ne veux pas le croire.

LUI
Et cependant, si ! mademoiselle.
J’ai voulu, me mentir, m’illusionner, moi aussi ; mais nous sommes bien à Venise. Mettez-vous plus près ! Regardez la vérité bien en face ! D’ici, de la terrasse, on voit la place Saint-Marc.

ELLE
C’est affreux ! Est-ce pour de vrai la place Saint-Marc ?

LUI
Oui. Regardez ! Et voici les gondoles dont vous avez rêvé !

ELLE 
Taisez-vous ! c’est insoutenable…

LUI
Je me tais.
J’ai atteint Venise et je ne sens rien de particulier. Je ne me sens ni plus intelligent, ni plus heureux. Au lieu de mourir à l’ombre d’un mirabellier, je mourrai peut-être à l’ombre d’un oranger : le comble du bien-être…

ELLE
C’est bien la peine de se lamenter, alors que Venise est une splendeur ! Parce que si Venise n’est pas une splendeur, alors…
Je suis venue avec cette vérité, je repartirai avec cette vérité ! (Décidée.) Venise est une splendeur !

LUI
Personne n’a dit que Venise n’était pas une splendeur.

ELLE
Pourquoi cette orange pressée ne vient-elle pas ? Il y a une heure que je l’ai demandée.
Le fait est que, dans le présent, nous nous ennuyons à mourir. Mais, dans les souvenirs ? n’est-ce pas que tout sera très beau, dans les souvenirs ?

LUI
Dans les souvenirs, tout sera très beau. Dans les souvenirs, vous ne boirez pas une vague orange pressée, mais du chianti… Dans les souvenirs, notre vaine conversation s’anéantira, il ne restera que le soleil de l’Adriatique.

ELLE
Pourquoi perdons-nous notre temps, alors ? Passons directement aux souvenirs !

LUI
Ah ! ce serait l’idéal ! L’idéal serait que nous n’ayons que des souvenirs ; mais il y a encore cet affreux présent… Le présent est un tribut qu’il faut payer, il n’y a rien à faire.

ELLE
Bon. Mais en attendant, qu’allons-nous faire ?

LUI
Attendons… jusqu’au moment où tout se changera en souvenir…

ELLE
Mais, que faire ? Que faire jusqu’au moment où le présent se métamorphosera en souvenir ?

LUI
Attendre. Attendre, boire des cafés, discuter, je vous offre du feu, vous demandez à nouveau une orange pressée… ou l’horaire des trains. Il faudra bien que ce présent-ci finisse par se métamorphoser un jour en souvenir. Il ne tiendra pas l’éternité…

ELLE
Mais, est-ce bien sûr que ce maudit et ingrat présent doive se métamorphoser en souvenir ? Et s’il restait le présent, que ferions-nous ?

LUI
Il se changera en souvenir, n’ayez aucun souci, mademoiselle, foi d’ingénieur ! Vous verrez combien notre conversation vous paraîtra spirituelle dans dix ans ! Attendez dix ans, et vous verrez combien elle est belle, au fond, la vie.

ELLE (pensive.)
C’est beaucoup, dix ans ! C’est beaucoup…

LUI
Beaucoup ? Moi, je trouve que ce n’est pas beaucoup.

ELLE
Puis-je vous tutoyer ? Vous savez à quoi je pense, en ce moment ? Je pense que tu me plais…

LUI
Dans le présent ?

ELLE
Oui, monsieur ! C’est ce qui est le plus surprenant et le plus nouveau pour moi : tu me plais dans le présent. Tu es même le premier homme que j’aie, dans le présent, envie d’aimer.

LUI
Vous me décevez, mademoiselle. Je préférerais que vous vous souveniez de m’avoir aimé. Oui, cela, avec le plus grand plaisir ! Mais, le présent n’est pas quelque chose de sérieux ; le présent est un château de sable.

ELLE
Je pourrais même coucher avec toi…

LUI
Ce serait complètement dépourvu de charme. Je préférerais que vous vous souveniez d’avoir couché avec moi…

ELLE
Ne soyez pas mufle, on ne fait pas les enfants dans le souvenir !

LUI
Vous alliez hausser le ton…? Vous verrez que, dans dix ans, vous ne vous rappellerez plus que vous étiez sur le point de hausser le ton et que vous m’avez traité de mufle. Vous vous souviendrez de tout autre chose…

ELLE
Je vais être directe : pourquoi ne veux-tu pas que nous soyons ensemble ? Tu n’es pas marié, tu n’aimes pas une autre femme ; pourquoi ne veux-tu pas que nous soyons ensemble ?

LUI
J’ai un motif très sérieux.

ELLE
Lequel ?

LUI
Excusez-moi de ne pas pouvoir vous tutoyer : je déteste la familiarité.
Je vous aime, mademoiselle ; je sais que vous m’aimez en retour…

ELLE
Alors…?

LUI
Comment ne comprenez-vous pas ? Si ma soif d’amour devait s’étancher, je ne pourrais plus aspirer à aucun amour ! Et que ferais-je, mademoiselle, si je ne pouvais aspirer à l’amour ? Si je vous prenais, vous, en chair et en os, je perdrais en revanche l’espoir fou de pouvoir vous rencontrer un jour. Bien sûr que je brûle de vous rencontrer, pour autant que je ne vous rencontre pas dans le réel. Je n’ai pas besoin de la femme idéale, j’ai besoin de beaucoup plus ! J’ai besoin de l’espoir de découvrir, peut-être, un jour, une telle femme. L’espoir, mademoiselle, non la femme idéale ! Si vous me retirez l’espoir, je n’ai plus qu’à me jeter par la fenêtre !

ELLE
Pourtant, tu as trouvé celle que tu cherchais… !

LUI
La femme idéale, oui, mais non l’espoir ! Que je me prive, sans appel, de l’Amour avec un grand a, pour le seul amour du présent ? Non, mademoiselle ! Cela reviendrait à me priver de toute vie intérieure. J’aime mieux tout abdiquer que de renoncer à une vie intérieure.

ELLE
Que comptes-tu faire ?

LUI
Ce que je compte faire ? Ce que j’ai fait jusqu’à maintenant, attendre le grand amour. Si vous saviez avec quelle passion j’attends le grand amour !

ELLE
Cher monsieur, le grand amour est devant vous : embrasse-moi !

LUI
Vous n’avez qu’à vous souvenir que je vous ai embrassée. Même si le grand amour est là, c’est mon devoir de l’attendre. Je l’attends indéfiniment.

ELLE
Vous vous cramponnez, cela m’étonne. Vivre sans amour est une grande détresse.

LUI
C’est vrai, c’est la vérité. Vivre sans amour est certainement une grande détresse, mais je ne veux pas échapper à cette détresse. Je serai détruit si je perdais cette terrible détresse. Cette détresse me fait tenir debout. Pauvre, pauvre de moi ! De combien de passe-temps cette détresse n’est-elle pas la substantifique moelle ? Combien de cuites sévères ne prend-on pas sur le thème de l’amour inaccompli ? et combien de voyages ? et combien de choses encore… Imaginez-vous, mademoiselle, combien notre vie serait triste sans cette perpétuelle détresse. Elle cherche inlassablement le plaisir dans lequel se réfugier. Seule cette souffrance engendre de vrais plaisirs.

ELLE
Vous avez sans doute raison. Vous êtes plus âgé que moi, vous avez voyagé davantage, vous avez sans doute raison. Depuis que j’ai vu Venise, je me sens flouée et frustrée. Je suis à Venise, et si vous saviez combien je voudrais être à Venise. Je voudrais… Vous ne pouvez pas savoir combien je voudrais voir Venise où je me trouve à présent. (Simplement.) Je voudrais tellement voir cette Venise, moi aussi.

LUI
Madame, pardonnez-moi, vous êtes à Venise. Cette Venise, c’est Venise.

ELLE
Venise n’existe pas ! Il y a seulement mon désir de voir Venise, l’espoir de voir un jour Venise, le chagrin de ne pas pouvoir voir Venise… Pourtant, je voudrais voir Venise au moins une fois dans ma vie.

LUI
Il faut que vous espériez, mademoiselle. L’espoir est une fleur qui ne flétrit jamais. Bien sûr, mademoiselle, peut-être verrez-vous un jour Venise… (En la regardant dans les yeux.) Ah ! si le grand amour existait… Ah ! si je pouvais vous rencontrer au moins une fois…

ELLE (tous deux se dirigent vers la baie vitrée ; de là, leur transport peut se manifester avec plus de conviction.)
Ah ! si je voyais Venise une fois, au moins une fois… Je suis à Venise, mais personne ne pourra jamais m’ôter l’espoir qu’un jour, peut-être à la vieillesse, peut-être plus tôt, je verrai Venise…

LUI
L’envie de reboire quelque chose m’est venue.
Si quelqu’un m’aimait vraiment… quelqu’un qui ait le courage de m’aimer…

ELLE (boit un verre à son tour.)
Moi aussi, je boirais bien un gin… Je suis à Venise, la place Saint-Marc est incroyablement proche, la place Saint-Marc est à deux pas et, pourtant, le même rêve me broie… Si je voyais Venise une fois, au moins une fois…
Je pressens que je ne la verrai jamais…



RIDEAU

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  • : Revue Seine & Danube
  • : Seine & Danube est la revue de L'Association des Traducteurs de Littérature Roumaine (ATLR). Elle a pour but la diffusion de la littérature roumaine(prose, poésie, théâtre, sciences humaines)en traduction française.
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Parutions récentes :
•Mircea Cărtărescu a réécrit son mythique poème Le Levant en l’adaptant partiellement en prose. Nicolas Cavaillès s’est attelé à la tâche, les éditions POL l’ont publié : il est paru en décembre dernier.
•Le recueil de poèmes de Doina Ioanid est enfin en librairie. Boucles d’oreilles, ventres et solitude, dans la traduction de Jan H. Mysjkin est paru en novembre aux éditions du Cheyne.
Esclaves sur Uranus de Ioan Popa est paru début décembre aux éditions Non Lieu dans la traduction de Florica Courriol. Le lancement, en présence de l'auteur, le 11 décembre à la librairie l'Âge d'Homme a rencontré un beau succès. A lire, un article dans Le Monde des Livres, dernier numéro de décembre 2014.
L’anonyme flamand, roman de Constantin Mateescu est paru en décembre aux éditions du Soupirail, dans la traduction de Mariana Cojan Negulescu. Suivez les déambulations du professeur taciturne dont c’est l’anniversaire : le roman retrace cette journée de sa vie entre réflexions et souvenirs de sa femme aimée.
• Max Blecher eut une vie très courte mais il a laissé une œuvre capitale. Aventures dans l’irréalité immédiate vient d’être retraduit par Elena Guritanu. Ce texte culte est publié avec, excusez du peu, une préface de Christophe Claro et une postface de Hugo Pradelle. Les éditions de l’Ogre ont fait là un beau travail car elles publient sous la même couverture Cœurs cicatrisés, le deuxième des trois seuls romans de cet auteur fauché par la maladie en 1938.
• L’hiver 2014-2015 est décidément très riche en livres exceptionnels : Les vies parallèles, nouveau livre de Florina Ilis, sort le 15 janvier aux éditions des Syrtes dans la traduction de Marily le Nir. Le talent de la romancière fait revivre les dernières années du poète Mihai Eminescu devenu fou. Le roman déploie devant nos yeux toute la société roumaine à travers ce qu’elle pense et dit du poète national utilisé à toutes les fins politiques et idéologiques. Plongez dans la vie de ce poète romantique.
•La célèbre poétesse Nora Iuga a écrit un court roman intense et beau, La sexagénaire et le jeune homme que nous avions annoncé ici. Il est paru aux éditions Square éditeur. A découvrir d’urgence.

 

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