Lien vers l'auteur
« Je suis partie, un jour tu comprendras ». Andi doit se rendre à l’évidence : Marga ne le rejoindra plus dans le une-pièce exigu que les deux jeunes journalistes partageaient depuis plusieurs mois. En quarante courts chapitres déroulant une intrigue psychologique, Dan Lungu tresse les fils d’une narration double : une histoire d’amour et une histoire sur l’amour. Comment oublier une femme est donc bien le livre annoncé par le titre : à la fois l’interrogation dépitée de l’amant délaissé et le manuel didactique d’un homme tâtonnant à la recherche d’expériences lui permettant de l’oublier.
L’action du roman se déroule dans une ville de province, dans la Roumanie d’après 1989. Dan Lungu délaisse ainsi le sujet du communisme, mais cela ne signifie pas qu’il délaisse ses instruments d’observation de la société : ici, le club fermé de la presse et l’univers clos des églises néo-protestantes sont racontés de l’intérieur par le jeune (anti)héros, Andi.
A grand renfort de cigarettes, d’alcool et d’enquêtes menées hors des clous de la déontologie journalistique, les colonnes du journal dirigé par le dénommé Bodo sont remplies de cancans à destination des «veaux » - comprenez les lecteurs - et par des « enquêtes » dont la seule raison d’être est de forcer les potentats locaux à cracher au bassinet. Le service « investigation » mérite ainsi pleinement son surnom de « service secret »…
Un reportage tout à fait innocent mène notre Andi débordant d’esprit critique et d’ironie dans une église néo-protestante : tout est bon à prendre, dans sa stratégie de l’oubli.
Dès lors, le roman est structuré autour de ces deux communautés.
Andi tente d’oublier Marga tout en nous permettant d’entrer dans deux milieux dont les relations au monde extérieur sont, chacune à leur manière, parfaitement autistes.
Seul son effort de reconsidérer les mois passés - pour tenter de comprendre pourquoi Marga est partie- le conduira à une véritable communication avec le monde alentour.
Extrait
Peu de temps après le départ de Marga, j’étais allongé sur mon lit et je me sentais incroyablement seul. De temps en temps, je tirais une bouffée de ma cigarette. La fenêtre était fermée et je n’avais pas la force de me lever. J’avais tout un paquet de relations, mais de moins en moins d’amis. Une liaison avec une femme vous isole sans que vous vous en rendiez compte. L’univers du couple, en égoïste, se suffit à lui-même et vous enferme comme dans un œuf. L’amour, les petites joies et les habitudes construites à deux vous sont la meilleure des nourritures. Quand l’œuf se casse, vous regardez autour et vous clignez des yeux. Comme après un long voyage, vous vous rendez compte que le monde a changé.
Je me sentais seul, dans un grand immeuble de plus d’une centaine de une-pièce-cuisine. Je ne connaissais ni le nom du voisin de gauche ni de celui de droite. Parfois, je les apercevais en train de tourner la clé dans la serrure. J’avais l’impression que ce n’était jamais les mêmes. Ici les gens viennent pour repartir. Ou du moins rêver de partir. Pour un vrai appartement ou une maison avec un jardin. Seuls les vieux, arrivés ici quand ils étaient jeunes, à l’époque où tout était neuf, ne rêvent plus à rien. Ils avalent des médicaments avec un verre d’eau du robinet, feuillettent des albums de famille et somnolent devant une télé en noir et blanc. Les dimanches ensoleillés, ils vont au cimetière contempler leur future tombe. C’est juste une promenade. Ils ont travaillé tout une vie pour acheter ce lopin de terre envahi par les mauvaises herbes et ils veulent en profiter maintenant, parce qu’après, on ne sait jamais. Ils allument un cierge pour celui ou celle qui n’est plus là, qui a quitté l’œuf en premier. Leurs tombeaux seront l’un à côté de l’autre pour l’éternité, c’est-à-dire cent ans, comme le prévoit le contrat. Au bout de cent ans, leur travail tombera en poussière. Leur angoisse, que l’on détecte dans les conversations les plus banales, est qu’on ne les retrouve qu’une semaine ou un mois après leur mort. C’est pour cela que chaque matin, ils vont frapper à la porte les uns des autres. C’est pour cela qu’ils ouvrent, tout contents, à leurs petits-enfants qui viennent voir, un bouquet de fleurs ou un paquet de gâteaux à la main, s’ils ne sont pas morts. Les petits-enfants ont des vues sur le une-pièce-cuisine. En faisant un crédit, ils pourraient acheter un appartement ou même une maison avec jardin. Les vieux ne parlent pas avec les jeunes de l’immeuble, sauf pour leur faire des remarques. Les jeunes font tout de travers. C’est parce qu’ils rêvent de partir, de réussir dans la vie. C’est pour cela qu’ils traitent les parties communes et même leur propre logement comme si ça appartenait à quelqu’un d’autre. Les jeunes, quand ils sont locataires, sont encore plus négligents. Ils ne font que passer, ça change tout le temps. Ils ne laissent derrière eux que des mégots, des bouteilles vides et des papiers. Il ne leur viendrait pas à l’idée de planter une fleur ! Le gouvernement devrait leur interdire de se comporter comme ça. Ou du moins l’administrateur. Mais l’administrateur est un homme divorcé, qui ne lave ses chaussettes que deux fois par an. Il dort avec la lumière allumée pour que les gens croient qu’il travaille. Qu’il n’est pas payé à rien faire. Personne n’est parfait, mais tout de même.
Tel un coquillage à la retraite, l’immeuble résonnait imperceptiblement du chuchotement des vieillards.
J’étais seul et je fumais. Les projets s’évanouissaient, les pensées dérapaient, toutes les pistes menaient dans le fossé. J’entendis alors frapper discrètement à la porte. Le visiteur tombait on ne peut plus mal, je n’avais donc pas l’intention d’ouvrir. Mais les coups sur la porte continuaient, et de plus en plus fort.
Je n’étais qu’un sac de viande inerte. J’essayais de reprendre mes esprits.
- Ouvrez, ça se sent que vous êtes là ! entendis-je la voix contrefaite du propriétaire.
J’étais soudain un peu plus motivé et je réussis à crier d’une voix enrouée :
- J’arrive !
Je me traînai jusqu’à la porte et j’ouvris. Le propriétaire était frais comme un gardon et de bonne humeur. Il y avait quelque chose de changé dans son aspect, mais je ne savais pas quoi. Il entra, fit d’un regard le tour de la pièce, toussa ostensiblement et ouvrit la fenêtre. Je m’assis sur le bord du lit en me massant les tempes. Le mégot fumant encore dans le cendrier, il se pencha pour lui donner le coup de grâce. Peu à peu je trouvai ce qui avait changé dans son physique. La petite barbe couleur papier de maïs était bien taillée et le cheveu rare autrefois plat avait pris l’aspect d’un chou frisé.
- Votre aura ne me plaît pas, me dit-il d’un air serein, planté sur ses jambes légèrement écartées, tout en me fixant entre ses paupières mi-closes.
« Moi non plus » aurais-je dit, si j’en avais eu la force.
- Je vois des taches marron plutôt de mauvais augure…votre vie spirituelle est perturbée…
Je haussai bêtement les épaules. J’aurais bien fumé une cigarette.
- Infra-énergie, dit-il encore.
- Pardon ?
- In-fra-é-ner-gie. C’est l’avenir.
- Aaaah…
- Ma future épouse est infra-énergéticienne chrétienne, cela ne vous ferait pas
de mal qu’elle vous voie un de ces jours… Elle combine les avancées de la science moderne avec la sagesse millénaire de la bible. Il s’agit d’une science spiritualiste. Les effets des traitements infra énergétiques modernes sont bien plus puissants et plus durables si l’individu respecte les préceptes de la morale chrétienne. Les lois subtiles de l’univers sont duelles, énergitico-morales. Vous ne vous en rendez peut être pas compte mais chaque fois que vous jurez, par exemple, vous produisez des disturbations énergétiques. Dans votre propre corps comme dans le reste de l’univers. Des disturbations né-ga-ti-ves ! Une mauvaise pensée, une contrariété, produisent le même effet. C’est pour cela qu’il est préférable de rester joyeux et moral. Mlle Marga n’est pas là ? J’aurais voulu que vous soyez là tous les deux pour ce que j’ai à vous dire…
Je fis non d’un signe de tête.
- Alors vous lui expliquerez !
- Ouais.
J’aurais promis n’importe quoi, pourvu qu’il s’en aille.
- J’en ai discuté avec ma future épouse et nous pensons que la situation est la suivante. Hum, comment dire ? Pour entrer en résonance avec les lois subtiles de l’univers, il serait bien que vous et Mlle Marga procédiez à votre mariage religieux… Autrement, nous, ma future épouse Angela et moi, nous serions contraints de… c’est-à-dire que nous ne pourrons plus abriter chez nous une disturbation d’une telle ampleur…
Il m’adressa un sourire chaleureux, de toutes ses dents cariées. Puis il ramassa au pied du lit une bouteille de bière vide et en étudia scrupuleusement l’étiquette.
- Vous comprenez ce que je veux dire ?
- Marga est partie, articulai-je, toujours occupé à me masser.
- Vous lui direz quand elle reviendra…
- Elle est partie pour de bon.
- Vous voulez dire que vous êtes séparés ?
- On peut dire ça…
- Oooh, on dirait bien que les lois subtiles de l’univers ne m’ont pas attendu… Peut-être que si j’étais venu plus tôt, une chose pareille ne serait pas arrivée… Mais vous ne devez pas être triste. C’est un mal pour un bien, m’sieur Andi.
Voici une merveilleuse occasion d’entrer en harmonie avec les ondes énergético-morales… et le bonheur ne tardera pas à frapper à votre porte…
Le bonheur se laissant désirer, une sensation d’épuisement me ramollissait les os et m’empêchait de reprendre mes esprits. Je ne désirais qu’une chose : me rallonger. Qu’on me laisse en paix. Qu’il aille au diable. Si j’avais eu le moindre soupçon d’énergie, positive ou négative, peu importe, je l’aurais jeté par la fenêtre. Mais hélas le propriétaire ne devinait rien, il arpentait gaiement la pièce, examinant l’état du parquet, les toiles d’araignée et le robinet de la cuisine. Toujours avec ce sourire indulgent, depuis les hauteurs de son altruisme forcé. Cette fois au moins, il avait laissé chez lui sa baguette de sourcier, ce qui me dispensait du spectacle de son ballet ésotérique.
- Les contrariétés et les soucis, monsieur Andi, nous placent sur des fréquences énergétiques mesquines… on ne peut pas trouver pire… Je sais que vous êtes tourmenté… c’est normal… j’ai pris les loyers sur la caution, et à la fin de ce mois, vous me devrez de l’argent…Vous devez chasser vos idées noires…
En dépit de tous mes efforts je ne parvenais que vaguement à suivre son raisonnement. Les mots me parvenaient au terme de plusieurs échos, comme
à l’extrémité d’un tunnel.
- Ne pas se faire de soucis, voilà le secret… Il ne faut pas vous torturer comme ça…Le mieux serait de régler votre dette tout de suite et vous seriez de nouveau en accord avec les lois subtiles de l’univers…Vous vous sentiriez soulagé et plein d’élan vital…
Tel furent les derniers mots plus ou moins perçus. Ensuite, la scène tourna au film muet dans lequel un nabot coiffé d’un chou hochait sa barbiche et s’agitait de façon ridicule. Il me fallut recourir à toute ma bonne éducation pour me retenir et rester cloué au bord du lit, les coudes sur les genoux et la tête entre mes mains.
À la fin du petit film, je m’écroulai dans les draps et piquai un somme mémorable.
Deux jours plus tard, je descendais, valises à bout de bras et plein d’élan vital, les escaliers de l’immeuble, l’ascenseur étant en panne. J’enfournais les deux valises, l’une de bois et l’autre de toile, fermée par une ficelle, dans le coffre d’un taxi et nous fîmes un premier arrêt devant l’immeuble du propriétaire. Je pénétrai discrètement dans le hall et glissai la clé du une-pièce-cuisine dans la boîte aux lettres. Évidemment, je n’avais rien payé. J’étais fauché. Mais j’évitais d’y penser et de me faire du souci, je n’aurais pas voulu - n’est-ce pas - troubler les lois subtiles de l’univers.