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Peter Kerek
Metteur en scène et dramaturge, Peter Kerek a plusieurs casquettes, il est tout aussi à l’aise au théâtre qu’au cinéma ou à la télévision. Son premier « scénario-film », 9 degrés à Paris, est un essai d’écriture tout à fait original puisqu’il tente d’allier ses deux passions. Il explique sa démarche dans l’extrait qui suit, tiré d’un article publié dans Scena.ro, célèbre magazine roumain consacré au théâtre et qui, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, paraît en version papier.
L’argumentation de Peter Kerek lui-même nous livre les clés d’une écriture qui, autrement, risquerait d’être assez déconcertante pour des lecteurs non-spécialistes.
Théâtre-film, une « relation idéale ? »
Je me demande ce qui attire davantage, du point de vue érotique, le théâtre ou le film ? En me posant cette question, je choisirais, comme ça, à première vue, le film. Le théâtre a quelque chose de pesant. Il me fait réfléchir. Il me demande d’être profond. Il m’embrouille. Par contre, le film, a quelque chose de léger. Il me permet d’être superficiel. Il me laisse savourer mon café sur une terrasse sans rien faire. Si je réfléchis davantage, le théâtre me fait penser à une relation sérieuse, à une connaissance plus avancée, au mariage. Le film a quelque chose de fragile, il touche, il séduit, ne donne pas du tout l’impression d’avoir des intentions sérieuses.
(...)
Peut-être, justement à cause de ça, j’ai senti le besoin de les réunir tous les deux. Mais pas n’importe comment, de manière à les avoir simultanément et dans la même histoire. Depuis longtemps j’étais hanté par la curiosité de voir comment je pourrais les joindre sans que le film devienne uniquement un instrument du spectacle de théâtre et inversement. Autrement dit, je cherchais la formule d’un spectacle construit sur un équilibre parfait, où l’on permet au film de rester du film et au théâtre de rester du théâtre. En même temps c’était clair pour moi que cette alliance ne pouvait se produire que si le film oubliait un peu qu’il est film, et le théâtre, du théâtre. Je voulais générer un mélange, un être qui n’existe que pour cette histoire que j’allais raconter, une sorte de relation idéale.
(...)
Fiction
Je suis arrivé à raconter l’histoire suivante : un soir, quelques jours après Noël, une femme d’environ 35 ans se prépare à quitter définitivement sa famille, son mari et son petit garçon de 5 ans. Elle part chez l’homme dont elle est amoureuse au point de ne plus comprendre ce qu’elle a été jusque là. C'est-à-dire depuis qu’elle vit avec son mari actuel. (...) Par conséquent, lorsqu’elle rentre à la maison elle commence à préparer son départ sans aucun remords, aucun sentiment de culpabilité, sa seule préoccupation est de laisser tout en ordre derrière elle, de sorte que le mari et le garçonnet soient « contents ». Cependant au fur à mesure qu’elle commence à préparer le départ « parfait », les choses se compliquent et échappent progressivement à son contrôle. Au final, après les 56 minutes, nous la voyons sortir par la porte sans savoir exactement si elle va quitter sa famille ou non.
La formule
Le spectacle raconte, en temps réel, l’histoire des dernières 56 minutes que cette femme passe chez elle, seule, avant de partir, et le spectateur peut suivre le déroulement simultanément, à travers deux perspectives différentes : celle du théâtre d’un côté, et celle du film, de l’autre.
La perspective du film
Contrairement à ce que j’ai dit au début, j’ai choisi le film pour décrire la réalité de la femme dans sa maison. C'est-à-dire que le film devenait le monde du mariage, « la partie du mari ». Le film la décrit au moment où elle entre dans la maison. On voit de quoi elle a l’air, comment elle est habillée, comment elle marche, la maison où elle habite et les actions qu’elle fait dans cette maison ; comment elle mange, comment elle lave, enlève ses chaussures, redresse le sapin de Noël, etc.
On pourrait dire alors que le théâtre sait tout aussi décrire, où est le problème ? Certainement, mais le théâtre le fait autrement. Au théâtre, la femme qui apparaît peut se transformer n’importe quand en un homme ou en un autre personnage. Le théâtre a toujours une relation plus ambiguë avec la réalité, laisse toujours une place à l’interprétation, à la suggestion, à la fantaisie. Un pot de fleurs peut être à tout moment une forêt. Le théâtre est plutôt un jeu avec la réalité, au théâtre les choses ne sont pas, elles peuvent être.
Par contre, le film ne joue pas avec la réalité, il la prend telle qu’elle est. La table est une table, la forêt est une forêt, indifféremment de leur traitement stylistique. Dans le film, les différences apparaissent au-delà de ce fait et tiennent de l’art et du style de chaque réalisateur.
Mais le film ne s’est pas contenté de son rôle descriptif et il a commencé à exiger davantage. Pourquoi ? Parce que tout simplement il avait à dire plus qu’une simple description. Il refusait de se laisser enfermer dans un tiroir, d’être uniquement « le mariage et la famille ». Il me faisait comprendre que ce qu’il montrait n’était pas uniquement ce qu’on voyait, mais beaucoup plus. Et il commençait vraiment à exprimer davantage que ce que je croyais qu’il était, ou pouvait être. Il essayait de me convaincre que le simple fait de laver une baignoire est beaucoup plus. C’est une position du corps, une énergie, un rapport à la maison, avec la vie. Chez cette femme qui lavait, il y avait quelque chose qui se cachait, quelque chose qui méritait d’être suivi et écouté. Et c’est ainsi que commença tout un combat dans lequel le film demandait davantage d’espace, davantage de son, autrement dit, il demandait de laisser de côté le théâtre.
La perspective du théâtre
Si le film reprenait le rôle d’une réalité extérieure, elle dans la maison familiale, autrement dit le rôle du mari, le théâtre jouait le rôle de la réalité intérieure. C'est-à-dire, la femme au-delà ou en dehors de la famille, autrement dit le rôle de « l’amant ».
A la différence du film, le théâtre ne peut pas se permettre le luxe de décrire. Le théâtre oblige de venir vite avec du contenu, de la tension, de l’énergie. Pour cette raison, mon impression est que le théâtre travaille davantage sur la verticale, de l’intérieur vers l’extérieur, tandis que le film fonctionne plutôt sur l’horizontale, à l’inverse du théâtre, de l’extérieur vers l’intérieur.
Mais, tout comme le film, le théâtre ne s’est pas laissé enfermer dans un tiroir. Il n’était pas disposé à accepter uniquement le rôle de « monde intérieur ». Il voulait davantage, il demandait une extériorisation de plus en plus forte, il aspirait vers le mouvement, vers une réalité de plus en plus complète, il voulait montrer comment il pouvait faire. Autrement dit, il n’était pas du tout disposé à céder la scène au film.
Peter Kerek, « Théâtre-film, une relation idéale ? », dans Scena.ro, n° 14, juillet/août/septembre 2011, Bucarest, pp. 51-52
9° à Paris
Un scénario de théâtre-film
de Peter Kerek
Extrait
Gabriela – une femme d’environ 35 ans
Le texte en caractères gras décrit l’action du film. L’action est vue par les spectateurs sur un écran de projection sur le mur du fond. Le texte en caractères romains est dit sur scène par l’actrice.
L’actrice du film et celle qui est sur scène sont jouées par la même personne.
Vue en plongée d’un escalier, qui descend vers la porte d’entrée de la maison. Autour de la rampe, une guirlande de loupiotes rouges qui scintillent par intermittence. Un chat noir attend devant l’entrée. Une femme entre par la porte.
Elle est en vêtements d’hiver, avec un manteau noir. Elle monte l’escalier, un sac à provisions à la main. Arrivée en haut, elle s’arrête, pose son sac par terre, devant l’entrée. Elle allume un rideau de petites lumières, qui est accroché derrière elle et entre dans l’appartement.
(La femme sur scène, qui est identique à celle qu’on voit dans le film, commence à parler.)
Je pars. J’ai décidé de quitter la maison.
La femme du film entre dans le bureau et allume l’ordinateur. Elle vérifie probablement ses e-mails.
J’ai été à la gare, je me suis acheté un billet. Je quitte mon mari et mon enfant. Je suis très heureuse. Je n’ai plus rien à perdre.
Elle sort du bureau. Passe dans le hall. En chemin, elle enlève son manteau. Entre dans la chambre à coucher et pose son manteau sur une chaise. Elle sort tout de suite de la pièce et s’engage dans un long couloir étroit, décoré par quelques tableaux et un petit serpentin de lumières blanches.
J’ai faim. J’ai très, très faim et je ne comprends pas pourquoi. Je ne devrais pas avoir faim.
Je me lave les mains et je vais à la cuisine manger quelque chose.
J’ai été à l’église. J’ai regardé les cierges. Je suis allée tout près pour sentir leur chaleur, j’avais les mains gelées.
Elle s’assoie sur le WC. Elle fait pipi et tire la chasse d’eau.
A Paris il fait 9°. On l’a dit aujourd’hui à la radio. Un peu froid pour nous, n’est-ce pas ?
Tandis qu’elle se lave à nouveau les mains, elle regarde le téléphone resté sur le bord de la baignoire. Elle sort de la salle de bains, dans le hall elle enlève son châle.
Tu penses à moi maintenant ?
On la voit sortant de la salle de bain. Elle vient vers l’entrée par le long couloir étroit, disparaît quelques instants et réapparaît avec le sac qu’elle avait laissé près de la porte. Elle s’éloigne dans le couloir, probablement vers la cuisine.
Dans cette maison ça sent le sapin. Et la poix chaude. J’ai reçu un nouveau parfum qui sent la vanille et la poix chaude. C’est un parfum très cher.
Elle ouvre le frigidaire rempli de plats de fête. Des œufs farcis, des sarmale*, de la macédoine, etc. Elle choisit un plateau avec des œufs farcis, une assiette d’olives et un bocal avec une salade de betteraves.
J’ai fait les dernières courses. J’ai acheté du yaourt et un kilo de pommes. Peut-être, j’aurai dû leur acheter quand même quelque chose de plus consistant. De la viande, des ailerons et des cuisses de poulet, des foies de volaille, beaucoup de viande, un poulet entier, deux poulets, du porc, du veau, du steak haché, des « mititei », du fromage de tête, du boudin... C’est ça que j’aurai dû acheter, beaucoup de viande, des saucisses, de la viande pour une grillade, de la nourriture pour un grand départ, définitif. Là, ils diront que je suis partie en laissant le frigo vide.
Elle pose les assiettes sur la table et mange tranquillement. On ne voit pas son visage, on regarde uniquement la nourriture et ses mains. Le portable près de l’assiette sonne.
J’ai laissé la voiture au garage. Je veux lui laisser la voiture avec le plein d’essence. Je veux laisser tout en ordre parfait derrière moi. Partir et les savoir contents.
Je suis quand même montée un instant dans la voiture, je ne sais pas pourquoi, pour voir probablement si tout était en règle et je suis restée sur le siège, les mains sur le volant, sans rien faire. Je regardais par le pare-brise la porte du garage. J’ai regardé ainsi jusqu’à ce que la lumière se soit éteinte brusquement et je ne voyais plus rien.
L’année prochaine, à Noël, je serai avec toi.
Elle se lève. Le téléphone arrête de sonner. Elle prend une feuille de papier qui est sur la table. C’est un dessin d’enfant. Sans trop l’admirer, elle le colle à côté d’autres dessins sur le mur avec du scotch, qu’elle déchire avec les dents.
Qu’est-ce qu’il dessine bien, mon petit garçon !
Elle se rassoit mais ne sort pas du cadre. On voit le mur avec les dessins et un calendrier ouvert au mois de décembre.
C’est mon droit de partir. C’est ma vie.
Elle revient dans le cadre et déplace le curseur sur la date du calendrier. Elle se rassoit sur la chaise. On reste sur le mur.
Aujourd’hui c’est le 27 décembre. Demain on est le 28. Vendredi le 29, samedi le 30 et dimanche le 31. Pour le Nouvel An je serai avec toi à Paris.
La caméra revient sur elle et on la découvre en train de manger. On la voit en gros plan.
J’ai vu mon visage dans la vitre de l’autobus. J’avais l’air différent de ce que je croyais. Je me vois si rarement. Elle chantonne. « Un éléphant se balançait sur une toile d’araignée et parce qu’elle ne se rompait pas... »
Brusquement elle arrête de manger. Elle regarde la semelle de sa botte.
J’ai marché dans une merde.
Continue de chantonner. « Deux éléphants se balançaient sur une toile d’araignée et parce qu’elle ne se rompait, trois éléphants, quatre éléphants se balançaient... »
Elle nettoie la semelle de sa botte dans la cage de l’escalier, juste devant un placard avec des chaussures.
Bientôt, très bientôt.
Elle s’éloigne du placard avec une botte à la main et traverse le hall, où, cette fois-ci on découvre un immense arbre de Noël décoré avec beaucoup de petites lumières.
A Bucarest il neige ?
Elle sort d’abord du cadre et on suppose qu’elle continue son chemin plus loin dans une autre pièce, mais réapparaît brusquement dans le cadre, en laissant tomber par terre la botte. Elle se dirige vers le sapin et essaie de le remettre droit.
« Un éléphant se balançait sur une toile d’araignée », je vais laisser une lettre pour mon mari. Il faut que je lui laisse une lettre pour tout lui expliquer. Il le mérite. Il est un si bon père. A Noël il a été si heureux, il a tellement ri. Il nous a amené nous promener au bois, il s’est laissé ensevelir dans la neige, il a fait le con, le petit chien et le loup, il nous a montré la trace de Yeti près du lac...
17 A. Elle prend un berlingot du sapin, défait le papier et mange le bonbon. Elle se dirige ensuite avec le papier doré vers un fauteuil.
Et dans la nuit de Noël nous sommes tous allés à l’église, il y avait aussi les beaux parents et mes parents, nous avons prié, nous avons allumé des cierges, nous avons chanté des chants de Noël, nous avons communié et nous avons ouvert les cadeaux. J’ai reçu le parfum qui sent incroyablement la poix et la vanille et j’étais si heureuse, je suis tout de suite allée vers lui et j’ai sauté dans ses bras et, la tête collée contre son cou si grêle, j’ai pensé que le plus beau cadeau pour moi serait qu’il meure, que mon mari meure.
17 B. Elle étale le papier alu sur la petite table en bois et le lisse, comme un petit miroir.
Elle est agenouillée, penchée au-dessus de la baignoire avec une botte à la main. L’eau coule à grand jet. Les murs de la salle de bains sont couverts par une mosaïque en grés en différents tons de bleu. Elle prend une éponge et un produit de nettoyage pour la baignoire, répand un liquide à l’intérieur de la baignoire et commence à la frotter avec l’éponge.
Oui, je vais lui écrire une lettre. C’est ce que je vais faire. Je ne peux pas partir comme ça.
Je vais commencer simplement : Je suis partie. Ça va lui faire mal. Il va comprendre tout de suite ce qui est arrivé et il va marquer une courte pause, uniquement un instant, un instant quand il souffrira autant que moi durant sept ans.
18 A. Elle s’arrête de frotter et commence à rincer la baignoire avec la douche.
Je laisse la lettre bien visible, sur la table de nuit. Non, je veux qu’il me cherche. Je ne sais pas pourquoi. Mais je veux qu’il traverse toute la maison, le couloir, la salle de bain, la cuisine, le couloir, le hall...
Je ne sais pas comment m’habiller. Je ne veux pas partir trop élégante. Je vais me coiffer avec les cheveux tirés en arrière, comme tu les aimes, et avec le manteau rouge et des chaussures à talons hauts, pas de bottes.
18 B. Elle ferme le robinet et, assise au bord de la baignoire, regarde l’eau qui s’écoule.
Combien d’eau doit couler dans une baignoire pour y faire un trou? Car il y a bien de l’érosion, comme une semelle de chaussure usée. Oui, c’est ainsi que le fond d’une baignoire est rongé. J’aime les baignoires où on voit la trace laissée par l’eau.
18 C. Elle a fini de nettoyer. Elle enlève ses bas et laisse couler de l’eau pour un bain. Elle jette des sels dans l’eau et entre les pieds dans la baignoire. Elle reste assise, en regardant ses pieds couverts par l’eau et la mousse.
Je vais leur faire un potage avant de partir. Je vais en faire beaucoup. Avec des boulettes de viande. Ne pas oublier de sortir l’estragon du congélateur. Je fais aussi une tarte aux pommes. Avec des pommes, des raisins secs, des amandes et de l’écorce de citron. Par dessus je fais une couche de meringue, plus épaisse, parce qu’il aime la meringue. J’ai oublié d’acheter du lait. Je prends un bain et je vais acheter du lait. Et ne pas oublier d’arroser les plantes. Qui va les arroser à partir de demain ? C’est ça que je dois lui écrire. Je te prie de ne pas oublier d’arroser les plantes. Deux fois par semaine en hiver et chaque soir en été.
Je pars la nuit, non pas par peur. Je veux savoir que j’ai tout laissé en ordre.
A 11 h 45 je me lève, je m’habille vite dans la salle de bain et je pars. C’est tout.
18 D. Elle prend un petit jouet et le serre dans la main. Le petit canard fait « coin-coin ». Ensuite elle le laisse tomber dans l’eau.
Le téléphone commence à sonner dans une autre pièce.
18 E. Elle sort de la salle de bain, se dirigeant vers le téléphone. On suit ses pieds couverts de mousse.
C’est mon mari, c’est sûr. Je ne lui ai pas répondu sur le portable et maintenant il me téléphone sur le fixe. Il m’appelle chaque jour toutes les heures depuis sept ans pour savoir ce que je fais et si je ne réponds pas il panique et croit qu’il est arrivé quelque chose.
Elle répond au téléphone fixe. Elle est loin de nous, on la voit à peine. Pendant la conversation elle se rapproche de la caméra.
(Les répliques du personnage de Dan, qu’on ne voit pas dans le film sont interprétées par l’actrice sur scène. Les répliques de Gabriela sont dites par l’actrice du film. Ainsi on crée un dialogue entre la femme sur scène et celle du film).
DAN :
Comment vas-tu, chère épouse ?
GABRIELA
Bien. Je suis à la maison.
DAN
C’est normal que tu sois à la maison, tu parles sur le fixe.
GABRIELA
Ah, oui, pardonne-moi, j’ai dit une bêtise.
DAN
T’inquiète. Aucun problème. Comment vas-tu ?
GABRIELA
Je pensais que si je répondais sur le mobile j’aurais pu être aussi au Brésil.
DAN
Tu crois que je n’aurai pas pigé ?
GABRIELA
Comment ?
DAN
D’après la voix.
GABRIELA
D’après la voix ? Je ne crois pas.
DAN
Il est arrivé quelque chose ?
Gabriela
Non, il n’est rien arrivé, pourquoi ?
DAN
Je n’arrête pas de t’appeler sur le mobile et tu ne réponds pas.
GABRIELA
Comment ça, je ne réponds pas ?
DAN
C’est comme ça, je t’ai appelé trois fois. Il est arrivé quelque chose ?
GABRIELA
Je l’ai mis sur « silencieux » à l’église et j’ai oublié de le désactiver. Oui, tu m’as appelé trois fois. Il est arrivé quelque chose ?
DAN
Non, rien, David fait du patin avec de jolies filles et je bois du vin chaud...
GABRIELA
Je boirais bien moi aussi du vin chaud.
DAN
Alors viens avec nous... Nous ne sommes pas au Brésil, tu sais...
GABRIELA
Je sais que vous n’êtes pas au Brésil.
DAN
Tu ne peux pas le savoir !
GABRIELA
Je suis fatiguée, je viens d’arriver, je n’ai...
DAN
Et si on te priait, nous vous prions, Madame la Doctoresse, venez avec nous...
GABRIELA
Non...sincèrement, je ne peux plus...avec quelles filles est David ?
DAN
Elles l’ont trouvé marrant et l’ont amené un peu sur la glace, il est fou de joie, tu te rends compte, je voudrais être à sa place, mais...
GABRIELA
Non, je t’en prie, fais attention, on peut le percuter, vas y et sors-le de là, ou patines avec lui, on peut lui faire très mal.
DAN
A vos ordres, Madame la Doctoresse, on s’exécute, je finis le vin et je vais le récupérer. Sois tranquille, il ne lui arrivera rien.
GABRIELA
Merci. Ne m’en veux pas.
DAN
Tu vas bien ?
GABRIELA
Je vais bien, oui...
DAN
Comment ça s’est passé au cabinet ?
GABRIELA
Normalement, rien de spécial, je vous attends avec une soupe au poulet, chaude, prenez soin de vous, ne rentrez pas trop tard.
DAN
Au plus tard une demi heure ; à Doubaï il fait 22 degrés.
GABRIELA
22 degrés ?
DAN
Oui, j’ai regardé sur le net, écoute, si c’est comme ça je crois qu’on y va directement en maillot de bain, qu’en dis-tu ?
GABRIELA
Oui, c’est une bonne idée. Allez-y, je vous attends.
DAN
Je t’aime.
GABRIELA
Moi aussi je t’aime.
Elle dit la dernière réplique très près de la caméra, le visage près de nous. Elle raccroche et se dirige vers le fond du couloir pour reposer le récepteur sur son support. Après avoir reposé le téléphone, elle sort du cadre. On l’entend d’abord tousser, ensuite on entend des pas rapides et elle se met à vomir, quelque part dans le living. Elle sort du living, réapparaît en passant devant la caméra pour quelques instants ensuite on la perd à nouveau dans la salle de bain.
(La femme sur scène ne dit rien)
Elle revient de la salle de bain avec une bassine rouge, un spray et un chiffon. Elle va dans la chambre pour nettoyer par terre. Tandis qu’elle nettoie on ne voit que ses pieds et on entend les bruits du nettoyage et du spray.
(L’actrice sur scène commence à parler)
Je suis allée à l’agence de voyage, je leur ai dit que mon mari et mon fils vont partir en vacances, que, malheureusement, moi je suis obligée de renoncer parce que ma mère est malade et je dois m’occuper d’elle. Pourquoi ne me suis-je pas tue ? Personne ne m’a demandé d’explication.
J’ai parlé à ma mère au téléphone. Elle m’a dit que chez eux, il pleut.
C’est moi qui ai voulu cette maison.
C’est moi qui ai choisi ces meubles.
Il y a si peu de temps.
Mon mari est très rationnel.
Je ne suis pas moi-même, je ne l’ai jamais été dans cette maison.
Je suis une femme bien rangée. Ce n’est pas de ma faute. J’ai été élevée comme ça.
Après avoir fini de nettoyer, elle ramène tout dans la salle de bain. Ensuite, elle revient dans le living. Elle prend une mandarine sur un plateau, s’assied par terre, le dos appuyé contre la table et commence à manger la mandarine.
Vous savez comment je mange les pêches ? J’en mange trois à la fois. Mais j’en achète sept. La première, je n’en mange que la peau, la deuxième, je la casse en deux, je lui enlève le noyau et je suce la pulpe collée au noyau.
L’homme chez qui je pars est comme un noyau de pêche, c’est pour ça que je l’aime.
Et je l’aime parce qu’il me fait me sentir belle.
Parce qu’on fait l’amour dans la lumière et que je n’ai pas honte de moi, de mon corps.
Hier j’ai vu un écureuil sur la neige et j’ai pensé à lui.
Je ne prendrai rien avec moi. Je m’en vais sans bagages. Je n’emporte rien avec moi.
Des gâteaux, du chocolat, des champignons, des fruits de mer, du poisson.
Elle se lève, sort du living et disparaît dans la salle de bains. Brusquement, on la voit frontalement, se lavant les dents.
Entre dans la chambre à coucher. Elle cherche parmi les CD, en choisit un, le met dans le lecteur et appuie sur play.
Je veux embrasser tes pieds, serrer ta nuque, la caresser, te regarder prendre ton bain, comment tu tousses, comment tu montes à vélo, comment tu te mets en colère, je veux qu’on s’assoie à table et que je boive le café le plus cher, et que je te raconte des choses que tu n’écoutes pas parce que tu penses à autre chose, je veux t’attendre, et que tu sois en retard et que je m’inquiète, et que je saute dans tes bras lorsque finalement tu apparais et que je vois qu’il ne t’est rien arrivé.
Je veux t’appeler et que tu n’aies pas ton téléphone avec toi.
Et que je sois désespérée et inquiète.
Que tu rentres à la maison et que je sois là.
On entend la mélodie “With or without you “. Elle est sortie du cadre, on ne sait pas ce qu’elle fait. On ne voit que la chaîne HI FI posée sur une commode blanche avec des tiroirs. A côté des CD est allumée une veilleuse blanche. Sur un cintre est accroché un peignoir marron, d’homme.
WITH OR WITHOUT YOU
See the stone set in your eyes
See the thorn twist in your side
I wait for you
Sleight of hand and twist of fate
On a bed of nails she makes me wait
And I wait without you
With or without you
With or without you
Through the storm we reach the
shore
You give it all but I want more And
I’m waiting for you
With or without you
With or without you
I can’t live
With or without you
And you give yourself away
And you give yourself away
And you give
And you give
And you give yourself away
My hands are tied
My body bruised, she’s got me with
Nothing to win and
Nothing left to lose
And you give yourself away
And you give yourself away
And you give
And you give
And you give yourself away
With or without you
With or without you
I can’t live
With or without you
With or without you
With or without you
Sur un certain accord, la caméra quitte la chaîne et revient vers elle. On la voie assise au bord du lit, la brosse à dents à la main. Après l’arrêt de la musique, elle s’allonge sur le lit, couvert d’un plaid cyclamen. A côté, près d’elle on découvre le chat qu’on a vu au début dans la cage de l’escalier.
J’adore cette ville, je ne voudrais pas vivre ailleurs.
Cette nuit je vais dormir dans le train.
Je ne veux vivre que dans des films. Entrer et sortir d’un film à l’autre.
Je veux regarder la télé.
Depuis août je n’ai pensé qu’à ton cadeau pour Noël.
Je ne veux pas rester sans argent.
Je ne veux pas mourir seule.
Je ne veux plus rester.
Allongée sur le lit, elle regarde vers l’abat-jour suspendu au plafond.
Je rêve souvent de ta femme qui pleure. La dernière fois, elle était assise sur un banc dans un parc. Je suis allée vers elle et je lui ai donné une sucrerie pour qu’elle ne pleure plus. Un berlingot bleu. Le papier alu était si réel que je me suis réveillée.
Elle sort de la chambre, le lit est vide. On voit le plaid froissé par le poids de son corps.