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7 novembre 2011 1 07 /11 /novembre /2011 10:08

 

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Peter Kerek

Metteur en scène et dramaturge, Peter Kerek a plusieurs casquettes, il est  tout aussi ànuméro4 l’aise au théâtre qu’au cinéma ou à la télévision. Son premier « scénario-film », 9 degrés à Paris, est un essai d’écriture tout à fait original puisqu’il tente d’allier ses deux passions. Il explique sa démarche dans l’extrait qui suit, tiré d’un article publié dans Scena.ro, célèbre magazine roumain consacré au théâtre et qui, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, paraît en version papier.

L’argumentation de Peter Kerek lui-même nous livre les clés d’une écriture qui, autrement, risquerait d’être assez déconcertante pour des lecteurs non-spécialistes.

 

Théâtre-film, une « relation idéale ? »Alina-portrait.jpg

Je me demande ce qui attire davantage, du point de vue érotique, le théâtre ou le film ? En me posant cette question, je choisirais, comme ça, à première vue, le film. Le théâtre a quelque chose de pesant. Il me fait réfléchir. Il me demande d’être profond. Il m’embrouille. Par contre, le film, a quelque chose de léger. Il me permet d’être superficiel. Il me laisse savourer mon café sur une terrasse sans rien faire. Si je réfléchis davantage, le théâtre me fait penser à une relation sérieuse, à une connaissance plus avancée, au mariage. Le film a quelque chose de fragile, il touche, il séduit, ne donne pas du tout l’impression d’avoir des intentions  sérieuses.

(...)

Peut-être, justement à cause de ça, j’ai senti le besoin de les réunir tous les deux. Mais pas n’importe comment, de manière à les avoir simultanément et dans la même histoire. Depuis longtemps j’étais hanté par la curiosité de voir comment je pourrais les joindre sans que le film devienne uniquement un instrument du spectacle de théâtre et inversement. Autrement dit, je cherchais la formule d’un spectacle construit sur un équilibre parfait, où l’on permet au film de rester du film et au théâtre de rester du théâtre. En même temps c’était clair pour moi que cette alliance ne pouvait se produire que si le film oubliait un peu qu’il est film, et le théâtre, du théâtre. Je voulais générer un mélange, un être qui n’existe que pour cette histoire que j’allais raconter, une sorte de relation idéale.

(...)

Fiction

Je suis arrivé à raconter l’histoire suivante : un soir, quelques jours après Noël, une femmeAlina salle bains d’environ 35 ans se prépare à quitter définitivement sa famille, son mari et son petit garçon de 5 ans. Elle part chez l’homme dont elle est amoureuse au point de ne plus comprendre ce qu’elle a été jusque là. C'est-à-dire depuis qu’elle vit avec son mari actuel. (...)  Par conséquent, lorsqu’elle rentre à la maison elle commence à préparer son départ sans aucun remords, aucun sentiment de culpabilité, sa seule préoccupation est de laisser tout en ordre derrière elle, de sorte que le mari et le garçonnet soient « contents ». Cependant au fur à mesure qu’elle commence à préparer le départ « parfait », les choses se compliquent et échappent progressivement à son contrôle. Au final, après les 56 minutes,  nous la voyons sortir par la porte sans savoir exactement si elle va quitter sa famille ou non.

La formule

Le spectacle raconte, en temps réel, l’histoire des dernières 56 minutes que cette femme passe chez elle, seule, avant de partir, et le spectateur peut suivre  le déroulement  simultanément, à travers deux perspectives différentes : celle du théâtre d’un côté, et celle du film, de l’autre.

La perspective du film

Contrairement à ce que j’ai dit au début, j’ai choisi le film pour décrire la réalité de la femme dans sa maison. C'est-à-dire que le film devenait le monde du mariage, « la partie du mari ». Le film la décrit au moment où elle entre dans la maison. On voit de quoi elle a l’air, comment elle est habillée, comment elle marche, la maison où elle habite et les actions qu’elle fait dans cette maison ; comment elle mange, comment elle lave, enlève ses chaussures, redresse le sapin de Noël, etc.

On pourrait dire alors que le théâtre sait tout aussi décrire, où est le problème ? Certainement, mais le théâtre le fait autrement. Au théâtre, la femme qui apparaît peut se transformer n’importe quand en un homme ou en un autre personnage.  Le théâtre a toujours une relation plus ambiguë avec la réalité, laisse toujours une place à l’interprétation, à la suggestion, à la fantaisie. Un pot de fleurs peut être à tout moment une forêt. Le théâtre est plutôt un jeu avec la réalité, au théâtre les choses ne sont pas, elles peuvent être.

Par contre, le film ne joue pas avec la réalité, il la prend telle qu’elle est. La table est une table, la forêt est une forêt, indifféremment de leur traitement stylistique.  Dans le film, les différences apparaissent au-delà de ce fait et tiennent de l’art et du style de chaque réalisateur.

Mais le film ne s’est pas contenté de son rôle descriptif  et il a commencé à exiger davantage. Pourquoi ? Parce que tout simplement il avait à dire plus qu’une simple description. Il refusait de se laisser enfermer dans un tiroir, d’être uniquement « le mariage et la famille ». Il me faisait comprendre que ce qu’il montrait n’était pas uniquement ce qu’on voyait, mais beaucoup plus. Et il commençait vraiment à exprimer davantage que ce que je croyais qu’il était, ou pouvait être. Il essayait de me convaincre que le simple fait de laver une baignoire est beaucoup plus. C’est une position du corps, une énergie, un rapport à la maison, avec la vie. Chez cette femme qui lavait, il y avait quelque chose qui se cachait, quelque chose qui méritait d’être suivi et écouté. Et c’est ainsi que commença tout un combat dans lequel le film demandait davantage d’espace, davantage de son, autrement dit, il demandait de laisser de côté le théâtre.

La perspective du théâtre

Si le film reprenait le rôle d’une réalité extérieure, elle dans la maison familiale, autrement dit le rôle du mari, le théâtre jouait le rôle de la réalité intérieure. C'est-à-dire, la femme au-delà ou en dehors de la famille, autrement dit le rôle de « l’amant ».

A la différence du film, le théâtre ne peut pas se permettre le luxe de décrire. Le théâtre oblige de venir vite avec du contenu, de la tension, de l’énergie. Pour cette raison, mon impression est que le théâtre travaille davantage sur la verticale,  de l’intérieur vers l’extérieur, tandis que le film fonctionne plutôt sur l’horizontale, à l’inverse du théâtre, de l’extérieur vers l’intérieur.

Mais, tout comme le film, le théâtre ne s’est pas laissé enfermer dans un tiroir. Il n’était pas disposé à accepter uniquement le rôle de « monde intérieur ». Il voulait davantage, il demandait une extériorisation de plus en plus forte, il aspirait vers le mouvement, vers une réalité de plus en plus complète, il voulait montrer comment il pouvait faire. Autrement dit, il n’était pas du tout disposé à céder la scène au film.

 

Peter Kerek, « Théâtre-film, une relation idéale ? », dans Scena.ro, n° 14, juillet/août/septembre 2011,  Bucarest, pp. 51-52

 

 

 

9° à Paris

Un scénario de théâtre-film

de Peter Kerek

 

 

 

 

ExtraitAlina grand evran 2

 

Gabriela – une femme d’environ 35 ans

Le texte en caractères gras décrit l’action du film. L’action est vue par les spectateurs sur un écran de projection sur le mur du fond. Le texte en caractères romains est dit sur scène par l’actrice.

L’actrice du film et celle qui est sur scène sont jouées par la même personne.

Vue en plongée d’un escalier, qui descend vers la porte d’entrée de la maison. Autour de la rampe, une guirlande de loupiotes rouges qui scintillent par intermittence. Un chat noir attend devant l’entrée. Une femme entre par la porte.

Elle est en vêtements d’hiver, avec un manteau noir. Elle monte l’escalier, un sac à provisions à la main. Arrivée en haut, elle s’arrête, pose son sac par terre, devant l’entrée. Elle allume un rideau de petites lumières, qui est accroché derrière elle et entre dans l’appartement.

(La femme sur scène, qui est identique à celle qu’on voit dans le film, commence à parler.)

 

Je pars. J’ai décidé de quitter la maison.

La femme du film entre dans le bureau et allume l’ordinateur. Elle vérifie probablement ses e-mails.

 

J’ai été à la gare, je me suis acheté un billet. Je quitte mon mari et mon enfant. Je suis très heureuse. Je n’ai plus rien à perdre.

Elle sort du bureau. Passe dans le hall. En chemin, elle enlève son manteau. Entre dans la chambre à coucher et pose son manteau sur une chaise. Elle sort tout de suite de la pièce et s’engage dans un long couloir étroit, décoré par quelques tableaux et un petit serpentin de lumières blanches.

J’ai faim. J’ai très, très faim et je ne comprends pas pourquoi. Je ne devrais pas avoir faim.

 

Je me lave les mains et je vais à la cuisine manger quelque chose.

 

J’ai été à l’église. J’ai regardé les cierges. Je suis allée tout près pour sentir leur chaleur, j’avais les mains gelées.

 

Elle s’assoie sur le WC. Elle fait pipi et tire la chasse d’eau.

 

A Paris il fait 9°. On l’a dit aujourd’hui à la radio. Un peu froid pour nous, n’est-ce pas ?

 

Tandis qu’elle se lave à nouveau les mains, elle regarde le téléphone resté sur le bord de la baignoire. Elle sort de la salle de bains, dans le hall elle enlève son châle.

 

Tu penses à moi maintenant ?

 

On la voit sortant de la salle de bain. Elle vient vers l’entrée par le long couloir étroit, disparaît quelques instants et réapparaît avec le sac qu’elle avait laissé près de la porte. Elle s’éloigne dans le couloir, probablement vers la cuisine.

 

Dans cette maison ça sent le sapin. Et la poix chaude. J’ai reçu un nouveau parfum qui sent la vanille et la poix chaude. C’est un parfum très cher.

 

Elle ouvre le frigidaire rempli  de plats de fête. Des œufs farcis, des sarmale*, de la macédoine, etc. Elle choisit un plateau avec des œufs farcis, une assiette d’olives et un bocal avec une salade de betteraves.

 

J’ai fait les dernières courses. J’ai acheté du yaourt et un kilo de pommes. Peut-être, j’aurai dû leur acheter quand même quelque chose de plus consistant.  De la viande, des ailerons et des cuisses de poulet, des foies de volaille, beaucoup de viande, un poulet entier, deux poulets, du porc, du veau, du steak haché, des « mititei », du fromage de tête, du boudin... C’est ça que j’aurai dû acheter, beaucoup de viande, des saucisses, de la viande pour une grillade, de la nourriture pour un grand départ, définitif. Là, ils diront que je suis partie en laissant le frigo vide.

 

Elle pose les assiettes sur la table et mange tranquillement. On ne voit pas son visage, on regarde uniquement la nourriture et ses mains. Le portable près de l’assiette sonne.

 

J’ai laissé la voiture au garage. Je veux lui laisser la voiture avec le plein d’essence. Je veux laisser tout en ordre parfait derrière moi. Partir et les savoir contents.

 

Je suis quand même montée un instant dans la voiture, je ne sais pas pourquoi, pour voir probablement si tout était en règle et je suis restée sur le siège, les mains sur le volant, sans rien faire. Je regardais par le pare-brise la porte du garage. J’ai regardé ainsi jusqu’à ce que la lumière se soit éteinte brusquement et je ne voyais plus rien.

 

L’année prochaine, à Noël, je serai avec toi.

 

Elle se lève. Le téléphone arrête de sonner. Elle prend une feuille de papier qui est sur la table. C’est un dessin d’enfant. Sans trop l’admirer, elle le colle à côté d’autres dessins sur le mur avec du scotch, qu’elle déchire avec les dents.

 

Qu’est-ce qu’il dessine bien, mon petit garçon !

 

Elle se rassoit mais ne sort pas du cadre. On voit le mur avec les dessins et un calendrier ouvert au mois de décembre.

 

C’est mon droit de partir. C’est ma vie.

 

Elle revient dans le cadre et déplace le curseur sur la date du calendrier. Elle se rassoit sur la chaise. On reste sur le mur.

 

Aujourd’hui c’est le 27 décembre. Demain on est le 28. Vendredi le 29, samedi le 30 et dimanche le 31. Pour le Nouvel An je serai avec toi à Paris.

 

La caméra revient sur elle et on la découvre en train de manger. On la voit en gros plan.

 

J’ai vu mon visage dans la vitre de l’autobus. J’avais l’air différent de ce que je croyais. Je me vois si rarement. Elle chantonne. « Un éléphant se balançait sur une toile d’araignée et parce qu’elle ne se rompait pas... » 

 

Brusquement elle arrête de manger. Elle regarde la semelle de sa botte.

 

J’ai marché dans une merde.

Continue de chantonner. « Deux éléphants se balançaient sur une toile d’araignée et parce qu’elle ne se rompait, trois éléphants, quatre éléphants se balançaient... »

 

Elle nettoie la semelle de sa botte dans la cage de l’escalier, juste devant un placard avec des chaussures.

 

Bientôt, très bientôt. 

 

Elle s’éloigne du placard avec une botte à la main et traverse le hall, où, cette fois-ci on découvre un immense arbre de Noël décoré avec beaucoup de petites lumières.

 

A Bucarest il neige ?

 

Elle sort d’abord du cadre et on suppose qu’elle continue son chemin plus loin dans une autre pièce, mais réapparaît brusquement dans le cadre, en laissant tomber par terre la botte. Elle se dirige vers le sapin et essaie de le remettre droit.

 

« Un éléphant se balançait sur une toile d’araignée », je vais laisser une lettre pour mon mari. Il faut que je lui laisse une lettre pour tout lui expliquer. Il le mérite. Il est un si bon père. A Noël il a été si heureux, il a tellement ri. Il nous a amené nous promener au bois, il s’est laissé ensevelir dans la neige, il a fait le con, le petit chien et le loup, il nous a montré la trace de Yeti près du lac...

 

17 A. Elle prend un berlingot du sapin, défait le papier et mange le bonbon. Elle se dirige ensuite avec le papier doré vers un fauteuil.

 

Et dans la nuit de Noël nous sommes tous allés à l’église, il y avait aussi les beaux parents et mes parents, nous avons prié, nous avons allumé des cierges, nous avons chanté des chants de Noël, nous avons communié et nous avons ouvert les cadeaux. J’ai reçu le parfum qui sent incroyablement la poix et la vanille et j’étais si heureuse, je suis tout de suite allée vers lui et j’ai sauté dans ses bras et, la tête collée contre son cou si grêle, j’ai pensé que le plus beau cadeau pour moi serait qu’il meure, que mon mari meure.

 

17 B. Elle étale le papier alu sur la petite table en bois et le lisse, comme un petit miroir.


Elle est agenouillée, penchée au-dessus de la baignoire avec une botte à la main. L’eau coule à grand jet. Les murs de la salle de bains sont couverts par une mosaïque en grés en différents tons de bleu. Elle prend une éponge et un produit de nettoyage pour la baignoire, répand un liquide à l’intérieur de la baignoire et commence à la frotter avec l’éponge.

 

Oui, je vais lui écrire une lettre. C’est ce que je vais faire. Je ne peux pas partir comme ça.

 

Je vais commencer simplement : Je suis partie. Ça va lui faire mal. Il va comprendre tout de suite ce qui est arrivé et il va marquer une courte pause, uniquement un instant, un instant quand il souffrira autant que moi durant sept ans.

 

18 A. Elle s’arrête de frotter et commence à rincer la baignoire avec la douche.

 

Je laisse la lettre bien visible, sur la table de nuit. Non, je veux qu’il me cherche. Je ne sais pas pourquoi. Mais je veux qu’il traverse toute la maison,  le couloir, la salle de bain, la cuisine, le couloir, le hall...

 

Je ne sais pas comment m’habiller. Je ne veux pas partir trop élégante. Je vais me coiffer avec les cheveux tirés en arrière, comme tu les aimes, et avec le manteau rouge et des chaussures à talons hauts, pas de bottes.

 

18 B. Elle ferme le robinet et, assise au bord de la baignoire, regarde l’eau qui s’écoule.

 

Combien d’eau doit couler dans une baignoire pour y faire un trou? Car il y a bien de l’érosion,  comme une semelle de chaussure usée. Oui, c’est ainsi que le fond d’une baignoire est rongé. J’aime les baignoires où on voit la trace laissée par l’eau.

 

18 C. Elle a fini de nettoyer. Elle enlève ses bas et laisse couler de l’eau pour un bain. Elle jette des sels dans l’eau et entre les pieds dans la baignoire. Elle reste assise, en regardant ses pieds couverts par l’eau et la mousse.

 

Je vais leur faire un potage avant de partir. Je vais en faire beaucoup. Avec des boulettes de viande. Ne pas oublier de sortir l’estragon du congélateur. Je fais aussi une tarte aux pommes. Avec des pommes, des raisins secs, des amandes et de l’écorce de citron. Par dessus je fais une couche de meringue,  plus épaisse, parce qu’il aime la meringue. J’ai oublié d’acheter du lait. Je prends un bain et je vais acheter du lait. Et ne pas oublier d’arroser les plantes. Qui va les arroser à partir de demain ? C’est ça que je dois lui écrire. Je te prie de ne pas oublier d’arroser les plantes. Deux fois par semaine en hiver et chaque soir en été.

 

Je pars la nuit, non pas par peur. Je veux savoir que j’ai tout laissé en ordre.

 

A 11 h 45 je me lève, je m’habille vite dans la salle de bain et je pars. C’est tout.

 

 

18 D. Elle prend un petit jouet et le serre dans la main. Le petit canard  fait « coin-coin ». Ensuite elle le laisse tomber dans l’eau.

            Le téléphone commence à sonner dans une autre pièce.

 

18 E. Elle sort de la salle de bain, se dirigeant vers le téléphone. On suit ses pieds couverts de mousse.

 

C’est mon mari, c’est sûr. Je ne lui ai pas répondu sur le portable et maintenant il me téléphone sur le fixe. Il m’appelle chaque jour toutes les heures depuis sept ans pour savoir ce que je fais et si je ne réponds pas il panique et croit qu’il est arrivé quelque chose.

 

Elle répond au téléphone fixe. Elle est loin de nous, on la voit à peine. Pendant la conversation elle se rapproche de la caméra.

 

(Les répliques du personnage de Dan, qu’on ne voit pas dans le film sont interprétées par l’actrice sur scène. Les répliques de Gabriela sont dites par l’actrice du film. Ainsi on crée un dialogue entre la femme sur scène et celle du film).

 

DAN :

Comment vas-tu,  chère épouse ?

GABRIELA

Bien. Je suis à la maison.

DAN

C’est normal que tu sois à la maison, tu parles sur le fixe.

GABRIELA

Ah, oui, pardonne-moi, j’ai dit une bêtise.

DAN

T’inquiète. Aucun problème. Comment vas-tu ?

GABRIELA

Je pensais que si je répondais sur le mobile j’aurais pu être aussi au Brésil.

DAN

Tu crois que je n’aurai pas pigé ?

GABRIELA

Comment ?

DAN

D’après la voix.

GABRIELA

D’après la  voix ? Je ne crois pas.

DAN

Il est arrivé quelque chose ?

Gabriela

Non, il n’est rien arrivé, pourquoi ?

DAN

Je n’arrête pas de t’appeler sur le mobile et tu ne réponds pas.

GABRIELA

Comment ça, je ne réponds pas ?

DAN

C’est comme ça, je t’ai appelé trois fois. Il est arrivé quelque chose ?

GABRIELA

Je l’ai mis sur « silencieux » à l’église et j’ai oublié de le désactiver. Oui, tu m’as appelé trois fois. Il est arrivé quelque chose ?

DAN

Non, rien, David fait du patin avec de jolies filles et je bois du vin chaud...

GABRIELA

Je boirais bien moi aussi du vin chaud.

DAN

Alors viens avec nous... Nous ne sommes pas au Brésil, tu sais...

GABRIELA

Je sais que vous n’êtes pas au Brésil.

DAN

Tu ne peux pas le savoir !

GABRIELA

Je suis fatiguée, je viens d’arriver, je n’ai...

DAN

Et si on te priait, nous vous prions, Madame la Doctoresse, venez avec nous...

GABRIELA

Non...sincèrement, je ne peux plus...avec quelles filles est David ?

DAN

Elles l’ont trouvé marrant et l’ont amené un peu sur la glace, il est fou de joie, tu te rends compte, je voudrais être à sa place, mais...

GABRIELA

Non, je t’en prie, fais attention, on peut le percuter, vas y et sors-le de là, ou patines avec lui, on peut lui faire très mal.

DAN

A vos ordres, Madame la Doctoresse, on s’exécute, je finis le vin et je vais le récupérer. Sois tranquille, il ne lui arrivera rien.

GABRIELA

Merci. Ne m’en veux pas.

DAN

Tu vas bien ?

GABRIELA

Je vais bien, oui...

DAN

Comment ça s’est passé au cabinet ?

GABRIELA

Normalement, rien de spécial, je vous attends avec une soupe au poulet, chaude, prenez soin de vous, ne rentrez pas trop tard.

DAN

Au plus tard une demi heure ; à Doubaï il fait 22 degrés.

GABRIELA

22 degrés ?

DAN

Oui, j’ai regardé sur le net, écoute, si c’est comme ça je crois qu’on y va directement en maillot de bain, qu’en dis-tu ?

GABRIELA

Oui, c’est une bonne idée. Allez-y, je vous attends.

DAN

Je t’aime.

GABRIELA

Moi aussi je t’aime.

 

Elle dit la dernière réplique très près de la caméra, le visage près de nous. Elle raccroche et se dirige vers le fond du couloir pour reposer le récepteur sur son support. Après avoir reposé le téléphone, elle sort du cadre. On l’entend d’abord tousser, ensuite on entend des pas rapides et elle se met à vomir, quelque part dans le living. Elle sort du living, réapparaît en passant devant la caméra pour quelques instants ensuite on la perd à nouveau dans la salle de bain.

 

(La femme sur scène ne dit rien)

 

Elle revient de la salle de bain avec une bassine rouge, un spray et un chiffon. Elle va dans la chambre pour nettoyer par terre. Tandis qu’elle nettoie on ne voit que ses pieds et on entend les bruits du nettoyage et du spray.

 

(L’actrice sur scène commence à parler)

 

Je suis allée à l’agence de voyage, je leur ai dit que mon mari et mon fils vont partir en vacances, que, malheureusement, moi je suis obligée de renoncer parce que ma mère est malade et je dois m’occuper d’elle. Pourquoi ne me suis-je pas tue ? Personne ne m’a demandé d’explication.

 

J’ai parlé à ma mère au téléphone. Elle m’a dit que chez eux, il pleut.

 

C’est moi qui ai voulu cette maison.

C’est moi qui ai choisi ces meubles.

Il y a si peu de temps.

Mon mari est très rationnel.

Je ne suis pas moi-même, je ne l’ai jamais été dans cette maison.

Je suis une femme bien rangée. Ce n’est pas de ma faute. J’ai été élevée comme ça.

 

Après avoir fini de nettoyer, elle ramène tout dans la salle de bain. Ensuite, elle revient dans le living. Elle prend une mandarine sur un plateau, s’assied par terre, le dos appuyé contre la table et commence à manger la mandarine.

 

Vous savez comment je mange les pêches ? J’en mange trois à la fois. Mais j’en achète sept. La première, je n’en mange que la peau, la deuxième, je la casse en deux, je lui enlève le noyau et je suce la pulpe collée au noyau.

 

L’homme chez qui je pars est comme un noyau de pêche, c’est pour ça que je l’aime.

 

Et je l’aime parce qu’il me fait me sentir belle.

 

Parce qu’on fait l’amour dans la lumière et que je n’ai pas honte de moi, de mon corps.

 

Hier j’ai vu un écureuil sur la neige et j’ai pensé à lui.

 

Je ne prendrai rien avec moi. Je m’en vais sans bagages. Je n’emporte rien avec moi.

 

Des gâteaux, du chocolat, des champignons, des fruits de mer, du poisson.

 

Elle se lève, sort du living et disparaît dans la salle de bains. Brusquement, on la voit frontalement, se lavant les dents.

 

Entre dans la chambre à coucher. Elle cherche parmi les CD, en choisit un, le met dans le lecteur et appuie sur play.

 

Je veux embrasser tes pieds, serrer ta nuque, la caresser, te regarder prendre ton bain, comment tu tousses, comment tu montes à vélo, comment tu te mets en colère, je veux qu’on s’assoie à table et que je boive le café le plus cher, et que je te raconte des choses que tu n’écoutes pas parce que tu penses à autre chose, je veux t’attendre, et que tu sois en retard et que je m’inquiète, et que je saute dans tes bras lorsque finalement tu apparais et que je vois qu’il ne t’est rien arrivé.

Je veux t’appeler et que tu n’aies pas ton téléphone avec toi.

Et que je sois désespérée et inquiète.

Que tu rentres à la maison et que je sois là.

 

On entend la mélodie “With or without you “.  Elle est sortie du cadre, on ne sait pas ce qu’elle fait. On ne voit que la chaîne HI FI posée sur une commode blanche avec des tiroirs. A côté des CD est allumée une veilleuse blanche. Sur un cintre est accroché un peignoir marron, d’homme.

 

WITH OR WITHOUT YOU

See the stone set in your eyes

See the thorn twist in your side

I wait for you

Sleight of hand and twist of fate

On a bed of nails she makes me wait

And I wait without you

With or without you

With or without you

Through the storm we reach the

shore

You give it all but I want more And

I’m waiting for you

With or without you

With or without you

I can’t live

With or without you

And you give yourself away

And you give yourself away

And you give

And you give

And you give yourself away

My hands are tied

My body bruised, she’s got me with

Nothing to win and

Nothing left to lose

And you give yourself away

And you give yourself away

And you give

And you give

And you give yourself away

With or without you

With or without you

I can’t live

With or without you

With or without you

With or without you

 

 

Sur un certain accord, la caméra quitte la chaîne et revient vers elle. On la voie assise au bord du lit, la brosse à dents à la main. Après l’arrêt de la musique, elle s’allonge sur le lit, couvert d’un plaid cyclamen. A côté, près d’elle on découvre le chat qu’on a vu au début dans la cage de l’escalier.

 

J’adore cette ville, je ne voudrais pas vivre ailleurs.

 

Cette nuit je vais dormir dans le train.

 

Je ne veux vivre que dans des films. Entrer et sortir d’un film à l’autre.

 

Je veux regarder la télé.

 

Depuis août je n’ai pensé qu’à ton cadeau pour Noël.

 

Je ne veux pas rester sans argent.

 

Je ne veux pas mourir seule.

 

Je ne veux plus rester.

 

Allongée sur le lit, elle regarde vers l’abat-jour suspendu au plafond.

 

Je rêve souvent de ta femme qui pleure. La dernière fois, elle était assise sur un banc dans un parc. Je suis allée vers elle et je lui ai donné une sucrerie pour qu’elle ne pleure plus. Un berlingot bleu. Le papier alu était si réel que je me suis réveillée.

 

Elle sort de la chambre, le lit est vide. On voit le plaid froissé par le poids de son corps.

 

 

 

*Préparation grillée de viandes hachées et épicées, en forme de rouleaux.

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12 avril 2011 2 12 /04 /avril /2011 14:27

cadre numero 3-copie-1Drame en trois actes, à six personnages (trois hommes et trois femmes), Le Pardon raconte l’impossible histoire d’amour de Georges et de Lia, marquée par un premier drame, politique et intime, alors qu’ils étaient étudiants : quand la pièce commence, une quinzaine d’années plus tard, Lia retrouve Georges dans une étrange et profonde solitude, caractérisée par un rapport morbide au temps, qu’elle voudrait réparer, elle, et, qu’il veut, lui, accélérer.

 

Lien vers le traducteur

Lien vers la biographie de l'auteur

 

Extrait

 

            Acte II

 

            […]

 

LIA (les mains sur les tempes, terrifiée) : Je ne comprends rien, Georges, tu me fais peur. Je sens que je deviens folle.

GEORGES : Pourquoi deviendrais-tu folle ?

LIA : Parce que je ne comprends pas.

GEORGES : Tu ne comprendras probablement jamais. (Triste.) Tout me paraît extrêmement simple, mais toi tu ne saisis pas. Dès que tu as entendu le mot, tu as pris peur. Pourquoi ? Il s’agit d’un accélérateur. Qu’est-ce que tu comprends par accélérateur ?

LIA (intimidée) : Un accélérateur, c’est quelque chose qui accélère autre chose, non ? Un dispositif mécanique.

GEORGES : Parfait. Tu as compris l’essentiel. Maintenant imagine-toi un dispositif psychique qui accélère un état psychique. Tu comprends ?

LIA : Non.

GEORGES : Écoute bien. Toi, à l’heure actuelle, tu vis dans un rythme qui concorde parfaitement avec celui de l’écoulement du temps objectif, n’est-ce pas ? Pendant vingt-quatre heures objectives, tu vis vingt-quatre heures subjectives. Qu’est-ce qui se passerait si tu accélérais le rythme de ton temps subjectif ?

LIA : Je ne sais pas.

GEORGES : Réfléchis un peu. Pose-toi la question : qu’est-ce qui se passerait si ton temps individuel était dix fois plus rapide que le temps ordinaire tel que le perçoivent les autres êtres doués de raison ?

LIA : Je ne me suis jamais posé une question pareille.

GEORGES : Je sais que tu ne te l’es jamais posée, mais je t’y oblige maintenant. Tu manques donc tellement d’imagination ?

LIA (humble) : Georges, s’il te plaît, raconte d’abord tout, toi, et ensuite, si tu y tiens, tu me poseras des questions. Raconte-moi tout et je te dirai après si j’ai compris ou non. Dis-moi d’abord dans quelles circonstances cette idée t’est venue. Il s’agissait d’une expérience personnelle ?

GEORGES : Oui. L’idée m’est venue non pas par inspiration, mais comme solution à un problème vital, concret. Tu veux que je te raconte les circonstances ?

LIA : Oui, ce serait mieux comme ça.

GEORGES : D’accord. En 1952 j’étais étudiant en Agronomie…

LIA : Oui, je sais.

GEORGES (désagréablement surpris) : Comment tu le sais ?

LIA : J’y étais aussi, souviens-toi.

GEORGES (dérouté) : Alors tu dois savoir ce qui m’est arrivé.

LIA : Je sais.

GEORGES : Tu sais que j’ai été arrêté. Et après ?

LIA : Après, je ne sais plus rien. J’avais entendu qu’on t’avait libéré assez vite.

GEORGES : Oui, parce que j’étais innocent.

LIA : Je sais que tu étais innocent. Mais quel rapport avec l’accélérateur ?

GEORGES : L’idée de l’accélérateur m’est venue après ma libération, comme une conséquence de la situation absurde dans laquelle je me trouvais.

LIA : Quelle situation ? Raconte-moi.

GEORGES : Mais tu jures que tu ne me feras aucun mal ?

LIA : Quel mal je pourrais te faire ?

GEORGES : Eh bien, parler à d’autres de ce que je te raconte maintenant. Non pas que j’aie peur. C’est seulement que je ne veux pas manquer à ma parole devant ceux qui m’ont demandé de ne rien raconter. Je ne veux pas les décevoir.

LIA : Georges, ne perds pas de temps. Dis-moi la suite. Je ne raconterai rien à personne.

GEORGES (s’approchant d’elle) : Lia, écoute-moi. Au printemps 1952, j’ai été appelé un matin chez le doyen. Dans son bureau, il y avait deux citoyens inconnus, mais très polis, qui m’ont prié de les suivre.

LIA (désespérée de voir qu’il ne se souvient plus) : Mais Georges, j’étais là, moi aussi. Comment peux-tu ne pas te souvenir ? Je t’ai demandé ta carte de l’Union de la Jeunesse Ouvrière, tu l’as sortie de ta poche et tu me l’as tendue, puis tu m’as longuement regardée, comme pour me demander des explications… Tu ne te souviens pas ?

GEORGES : Non. J’étais probablement très ému. Je te raconte la suite. Je suis parti avec eux, ils m’ont emmené quelque part. Je ne sais pas où exactement. Ils m’y ont emmené et ils m’y ont laissé.

LIA : Comment ça, laissé ? Sans rien te dire ?

GEORGES : Absolument rien. Lorsque le gardien m’a apporté à manger, je lui ai demandé : « Excusez-moi, sauriez-vous pourquoi j’ai été amené ici ? » Il m’a répondu qu’il ne savait rien. Une semaine a passé, puis deux, et personne ne venait me dire quoi que ce soit. J’ai à nouveau demandé au gardien : « Excusez-moi, je crois qu’il s’agit d’un malentendu, je suis innocent. Quand viendra-t-on discuter avec moi ?… » « Le moment venu », m’a-t-il répondu, et il est parti.

LIA : Et puis ? Qu’est-ce que tu as fait ?

GEORGES : Rien. Je sifflotais, je récitais des vers, je chantais. En fait je me sentais bien. Au bout d’un certain temps, je ne sais pas combien de temps exactement, j’ai été appelé, et on m’a dit que j’étais libre. « Excusez-moi – ai-je demandé – mais ai-je été coupable de quelque chose ? » « Non – m’a-t-on répondu – vous êtes innocent. Partez, occupez-vous de vos affaires. »

LIA : C’est tout ?

GEORGES : C’est tout. Bien que j’aie insisté. « Excusez-moi, je ne suis pas quelqu’un qui sait toujours se comporter en société, je vous prie de me dire si j’ai mal agi d’une manière ou d’une autre, pour me corriger à l’avenir… » « Vous n’avez pas du tout mal agi », m’a-t-on répondu. Et je suis parti.

LIA : As-tu appris plus tard pourquoi tu avais été là-bas ?

GEORGES : Non. Parce que je n’ai pas cherché à le savoir.

LIA (se lève, troublée, et s’allume une cigarette) : Mais c’est incroyable, Georges. Dix ans ont passé depuis et tu ne sais toujours pas pourquoi tu as été arrêté ?

GEORGES : Mais je n’ai pas cherché à savoir. Je n’ai pas été curieux. Je te prie de ne pas fumer ici, le chat ne supporte pas.

LIA (éteint sa cigarette et s’assoit à côté de lui, pause) : Et l’idée de l’accélérateur, quand est-ce qu’elle t’est venue ?

GEORGES : Je te raconte tout de suite. Tu te souviens d’Anişoara ?

LIA : Quelle Anişoara ?

GEORGES : Une fille que j’aimais à cette époque.

LIA : La blonde plutôt maigrichonne, qui t’attendait chaque jour devant la fac ?

GEORGES : Exactement. Je l’aimais beaucoup, d’un amour extraordinaire, alors qu’elle n’avait rien de spécial, c’était l’être le plus banal, le plus soumis de la planète. La pauvre, elle était convaincue que j’étais un génie, et elle ne désirait rien d’autre dans la vie qu’être à mes côtés tout le temps, à me protéger. Le jour où je suis sorti, je suis allé directement chez elle. Je voulais la voir tout de suite pour lui dire qu’il ne s’était rien passé, que nous étions à nouveau ensemble, je pressentais qu’elle devait être très inquiète. J’ai sonné et sa mère m’a ouvert, une femme tout à fait comme il faut, qui avait eu jusque-là une attitude irréprochable à mon égard. Elle m’a regardé, l’air très désagréablement surprise, froide, voire hostile. Elle ne m’a pas invité à entrer, elle m’a seulement dit que sa fille n’était pas là, et quand j’ai demandé où elle était, elle m’a répondu qu’elle s’était fiancée avec quelqu’un et qu’elle était partie en voyage avec ce quelqu’un. « Mais savez-vous ma situation ? » ai-je demandé. « Non et cela ne nous intéresse pas. Et comme cela ne nous intéresse pas, nous nous occupons de nos affaires. » Après quoi elle m’a fermé la porte au nez. Le même jour je suis allé au rectorat, je me suis réinscrit aux cours, et je suis rentré chez moi. Je suis resté enfermé dans cette chambre, ici même, pendant trois jours et trois nuits, jusqu’à ce que je m’évanouisse. Au début, j’ai cru que je m’étais évanoui parce que je n’avais absolument rien mangé durant ces trois jours et ces trois nuits, mais en fait ce n’était pas ça, la cause. Je m’étais évanoui à cause des questions. Je m’étais posé trop de questions.

LIA : Quelle sorte de questions ?

GEORGES : Je ne me souviens plus, mais probablement des questions insupportables. Le troisième jour je suis retourné chez elle et je l’ai attendue devant la porte. À l’instant où elle m’a vu, elle a réagi de manière plus étrange encore que sa mère. Elle a pris une peur terrible et s’est mise à trembler, à pleurer et à crier, désespérée : « Je t’en supplie, ne me poursuis pas ! Ne me poursuis pas ! » J’ai été très surpris, parce que je ne l’avais pas poursuivie. En fait, je voulais seulement m’expliquer avec elle, lui dire que j’étais complètement innocent et qu’elle n’avait pas le droit de me soupçonner de quoi que ce soit, tant qu’elle ne connaissait pas la vérité. Elle a refusé de discuter avec moi, alors je me suis à nouveau enfermé chez moi à me poser des questions, pendant dix jours et dix nuits. Le onzième jour j’ai découvert avec un grand étonnement que j’étais victime d’un traumatisme psychique très bizarre. Plusieurs fois par jour, une faiblesse totale s’emparait de moi, en me traversant depuis l’occiput jusqu’aux talons, puis une sorte de souffle tournoyait dans mon cerveau, à une vitesse intenable, une sorte de vertige qui faisait naître en moi un son extrêmement aigu. Ensuite, le vertige cessait brusquement et je sombrais dans un abysse noir et poisseux, qui m’absorbait lentement et qui m’étouffait. Quelques minutes plus tard, je revenais soudainement à moi, mais j’étais complètement vidé. Ces états-là se répétaient si souvent et ils étaient tellement insupportables que, naturellement, je me suis vite rendu compte que je n’avais pas le choix : soit je trouvais un moyen de les éviter, soit je me suicidais. Puisque je ne me suis pas suicidé, c’est que j’ai trouvé ce moyen.

LIA : L’accélérateur ?

GEORGES : Peux-tu encore m’écouter ?

LIA : Oui, continue.

GEORGES : Voici comment j’ai découvert l’accélérateur. (Il sursaute.) Fais attention, il vient vers toi !

LIA (effrayée) : Qui ?

GEORGES : Le grillon. (Heureux.) S’il vient vers toi, ça veut dire qu’il ne te déteste pas. Ne le frappe pas, s’il te plaît.

LIA : Pourquoi je le frapperais ? Je n’ai rien contre lui. Il m’est très sympathique.

GEORGES : Tant mieux. Mais sais-tu ce que c’est que le temps ?

LIA : Non.

GEORGES : N’est-ce pas la question la plus troublante qu’on puisse se poser ? À partir du moment où tu sais ce qu’est le temps, tu échappes à l’obsession de la mort. Pourquoi est-ce que tu ne t’es jamais demandé jusqu’à maintenant ce que c’est que le temps ?

 

[…]

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11 septembre 2010 6 11 /09 /septembre /2010 00:00

Lien vers l'auteurCadre numero 2

Lien vers la traductrice

 

Nous continuons notre présentation du théâtre d’Alina Nelega par un texte qui rappelle sa préférence pour une certaine forme dramatique, le monologue, mais dont le ton et la thématique s’inscrivent dans un domaine complètement différent. Si Amalia respire profondément, texte présenté précédemment dans notre revue, racontait dans un raccourci poignant et drôle en même temps, l’histoire récente de la Roumanie à travers la destinée d’une pauvre fille, avec Kamikaze, les couleurs sont définitivement noires, l’horizon universel… Kamikaze, ou la voie des acteurs solitaires... Pourquoi encore des monologues…
Si Alina Nelega a choisi comme sous-titre de son volume de théâtre Kamikaze, « Monologues et monodrames pour acteurs et actrices », ce n’est pas par peur de s’attaquer à des structures théâtrales plus complexes : au contraire, il s’agit ici d’un choix délibéré pour ce type de forme dramatique. Tout d’abord parce que, dramaturge et metteur en scène, pratiquant le théâtre au quotidien, elle aime écrire pour les acteurs, qu’elle connaît et qui, dit-elle, «l’inspirent ». Dans une interview filmée pour le DVD qui accompagne son recueil de théâtre, Alina Nelega raconte comment pendant les spectacles elle aime rester dans la salle regarder les acteurs, suivre leurs corps, leurs gestes, leurs voix… Pour écrire, elle a besoin de cette présence mouvante et vive, comme un gage de vérité, d’authenticité. Son théâtre laisse la première place à l’acteur et à la parole. C’est elle qui fait naître l’image, qui peuple la scène de fantasmes et fait se confronter avec fracas les êtres. Mais le monologue porte aussi en lui, selon elle, une forte charge expérimentale, matière plus souple, plus explosive, en prise directe avec la vie, en contact plus immédiat avec le public.
Kamikaze est un texte à deux voix, deux monologues qui se suivent, sans s’interpénétrer réellement, mais avec des points de contact ou de frottement entre deux discours irrémédiablement opposés qui font jaillir des étincelles et de vives flambées jusqu’à l’explosion finale.
C’est un texte d’une rare violence, qui atteint parfois l’incandescence dans la cruauté et la précision de l’horreur, une abjection rachetée in extremis par la mort et par le désespoir noir du survivant.
Un couple, durant sa nuit de noces, règle ses problèmes. L’homme parle le premier, un bourgeois bien rangé, dévoyé par un amour qui l’a poussé jusqu’au crime, et qui est prêt à recommencer une autre vie avec la femme dont il a tué l’amant. La réplique de la femme, une marginale violente qui brûle sa vie, l’anéantira à chaque parole, à chaque geste. Mais, détrompez-vous, Camille, Kami, ne le tuera pas, elle agira selon la loi des kamikazes… et la vengeance ne sera que plus cruelle.
Kamikaze a été crée en 2005, dans une mise en scène de l’auteur, au Théâtre Ariel de Tîrgu Mures.
En 2007, la pièce a été traduite et jouée en allemand au Théâtre Allemand d’État de Timisoara. Participation à de nombreux Festivals et tournées en Roumanie.

L'extrait présenté est la première partie de la pièce, le monologue de l’Homme, Christi. Le texte se poursuit avec le monologue de la Femme, Kami.

                                                   Mirella Patureau

 

 

 

Kamikaze 



Même si tu n’aimes pas entendre ça, sache que tout est arrivé à cause de toi. Si je ne t’avais pas rencontrée, il serait toujours en vie. T’as pensé à ça ? Telle que tu te tiens maintenant devant moi à me regarder, t’y as pensé ? C’est comme ça que tu te tenais alors, au bord de la route. Abasourdie, inutile.

Tous les deux nous nous sommes arrêtés en même temps. Mais toi, t’es montée sur la Hell’s Baby, et t’es entrée dans notre vie, comme ça, en autostop. Un beau jour d’octobre, quand les feuilles jaunes et rougeâtres des arbres au bord de la route flottaient et voltigeaient autour de vous, dans le vent que vous faisiez se lever.
Et des feuilles se sont accrochées dans ses cheveux, et dans les tiens aussi, comme si vous étiez frères, dans un inceste d’automne. Et moi j’ai été obligé de vivre avec ça. Être témoin de
ça, voir tout ce qu’il te faisait, comment il te possédait au moindre signe, comment il t’humiliait, te torturait et surtout comment tu te fichais de tout : de ses putes, de ses pensions alimentaires, de ses deux procès pour viol…
de tout. Comment tu te moquais de ta vie. Tu devrais te réjouir de ce qui est arrivé.

Voilà, je te dis tout. Mais je te demande moi aussi quelque chose : que tu vendes sa superbe, sa merveilleuse chopper d’exposition, son glorieux engin, que tu vendes sa Hell’s Baby ! Ah ! Ah ah ah ! Parce que j’ai le droit de te demander quelque chose, n’est-ce pas ? Quelque chose qui te fasse un peu mal, n’est-ce pas ? Les morts avec les morts - tu me l’as promis. Les morts avec les morts - les morts avec les morts - c’est comme ça que vous hurliez quand vous l’enfourchiez, la Hell’s Baby - les morts avec les morts, et vous décolliez, et jusqu’à ce que je vous rattrape vous vous la mettiez quinze fois, et comme vous aviez l’air innocent quand vous m’attendiez au bord de la route… Comme tes yeux brillaient, je crois que tu aimais me voir arriver là-bas couvert de poussière et muet de colère… Comme tu montais derrière moi, suave et candide - après t’être roulée avec lui comme une chienne en chaleur - et ton odeur âpre, de jument - dans mon dos - et moi - toujours le deuxième… comme un con, comme un idiot.
Tu me prenais légèrement par la taille et tu me susurrais : « démarre tout doucement », après quoi il venait de derrière en hurlant, les cheveux flottant dans le vent, et il ralentissait et je sentais tes genoux qui me piquaient tandis que tu te levais doucement et que tu passais un pied sur sa chopper et moi je devais regarder devant moi et faire gaffe à la route, ni trop vite, ni trop lentement - exactement comme lui, au même rythme que lui, pour que tu puisses passer de l’autre côté. Tu te tenais droite, avec une jambe appuyée contre mon dos, avec l’autre à sa recherche, mais en nous chevauchant tous les deux…

Et je regardais derrière, dans le rétroviseur, et je voyais comment tu enlevais ton tee-shirt, tu l’agitais au-dessus, la tête dans le vent, et le vent écrasait tes seins et ton ventre et te poussait les épaules en arrière. Tu pouvais à peine tenir la tête sous le casque lourd, le visage complètement couvert par le viseur fumé. Toi, avec ton genou pointu et ta cuisse brûlante derrière mon oreille. Je regardais devant moi et je voyais l’étonnement et je voyais la peur et je voyais la mort qui se réfléchissait sur les visages de ceux qui venaient vers nous et j’entendais ton rire sous ton casque ; le rire que personne n’entendait, pas même lui. La première fois j’ai cru à une panne de moteur mais après, je me suis rendu compte que c’était autre chose. Ça venait de quelque part de sous la peau, d’autour de toi, comme le roucoulement d’une tourterelle, ton rire secret, notre rire… même avant la pirouette finale, quand tu lançais tous les vêtements dans le vent et te penchais en avant, tu t’abandonnais entièrement, de tout ton poids, dans le vent que nous avions fait se lever. Ça durait parfois assez longtemps, et il n’était pas facile d’accélérer en même temps que lui, comme dans une danse de mort, où l’appât, la victime, la première ballerine, c’était toi. Parfois ça durait dix - quinze minutes jusqu’à ce que ces connards qui te voyaient nue se renversent ou freinent brusquement ou perdent tout simplement le contrôle du volant ou fassent un arrêt cardiaque. Alors surgissait le cri, par dessus le bruit de tôle fracassée, par-dessus le grand boum de l’explosion et le hurlement de nos moteurs…

C’est fini. C’est tout. Je ne peux plus. Dis au moins que tu vas essayer…

Qu’est-ce que tu veux, femme ? Tu veux tout entendre ? T’es pas bien autrement que si quelqu’un te crie la vérité en face ? Oui, c’est moi qui l’ai fait, oui, c’est moi qui l’ai baisé, oui ! Parce que je ne pouvais plus supporter. ça t’étonne ? J’étais devenu meilleur que lui. Aucun de nous ne pouvait plus le supporter. Ni moi, ni lui.

Il t’a perdue comme une bouteille de whisky ou comme une vieille bagnole, il a parié sur toi et il t’a perdue. Et c’était la seule chose que je voulais, pour toi j’aurais renoncé à tout : au métier, à la dignité, à la vie. Mais toi tu me regardais comme un quidam, je ne te plaisais même pas un peu… Tu n’avais d’yeux que pour lui. Moi j’étais malade après toi, et toi… J’étais fou, je suis fou - maintenant aussi je suis fou, tu ne vois pas ?

Alors j’ai enfourché sa chopper pour la première fois. Chaque fois je le battais au même endroit, je savais que maintenant aussi ça me réussirait. Il disait que le moteur était plus stable dans les courbes. Et qu’on échange, dit-il : bien, dis-je, mais si je te bats encore, qu’est-ce que tu me donnes ? Ce que tu veux, dit-il. Je vais t’avoir, hurlait-il, tu verras, je vais t’avoir. Trois fois on a couru en ligne droite et trois fois je l’ai eu. Il meuglait comme un taureau : que veux-tu ? N’importe quoi. Kami, je veux Kami. Il a ri.
Peut-être que tu ne me crois pas, mais il a ri comme un dément. C’est tout ? Prends-la, tu peux la baiser toute entière. Je te jure, ça a été comme ça. Après quoi il a démarré. Toi, t’étais là, au bout. T’as vu comment il est entré dans la balustrade, t’as vu l’explosion - les morceaux - de lui - ensanglantés et carbonisés qui se sont envolés. Personne ne pouvait plus le sauver. Ni même moi.

Ce fut tout. Tu devrais te réjouir. Il t’aurait tuée, vous auriez pu un jour vous prendre un arbre. Ou vous seriez entrés dans un camion qui venait d’en face. Et tu n’aurais même pas su que t’avais vécu, tu serais morte pour rien. Voilà ce qu’il te donnait, lui - une mort dans le vent, la mort, pas l’amour… et le frisson froid du jeu, la tentation de la terreur. Tu crois que je ne sais pas ce que ça signifie ? Après les accidents, quand vous disparaissiez dans les bosquets pour tirer un coup, moi je suivais l’ambulance et j’entrais dans l’hôpital avec eux et j’entrais directement dans la salle d’opération. Il n’y avait jamais assez de médecins pour vos victimes, et je cousais, je réparais, parfois je leur fermais les yeux. Sans casque et avec les cheveux cachés sous le bonnet vert, tu crois que quelqu’un pouvait me reconnaître ?… C’est ça le jeu avec la mort, lui arracher ce que tu lui as donné, comme je l’avais fait avec Duke. Lui aussi c’était le résultat d’un jeu, et il était ma capture. Ma proie. Quand il a renoncé à toi il a signé sa condamnation.

T’as jamais été sûre, n’est-ce pas ? Oui, j’ai trafiqué mon moteur, je l’ai baisé, oui. Oui, j’ai bricolé la direction. Et je ne regrette rien. Il n’y a plus eu depuis de gens qui soient morts dans des accidents, dans « la courbe de la mort », n’est-ce pas ? Maintenant c’est calme, c’est fini. Et toi t’es en vie et tu payes tes dettes. Je ne suis pas un abruti. Je sais pourquoi tu t’es mariée avec moi : pas par politesse. Pas à cause de tes bonnes manières. Par intérêt. Tu n’avais plus personne. Sache que je m’en fiche, j’ai assez d’amour pour nous deux. J’en ai assez pour t’en donner à toi aussi. T’en veux ? Tu pourrais commencer, comme ça, par jeu, par faire un peu semblant que tu m’aimes… Parce que je t’ai sauvée… Je l’ai tué, pour te sauver. Un peu de reconnaissance, un peu de mensonge… tu veux ?

Allons oublier tous les deux. Tu veux ? Comme s’il n’avait jamais existé…Tu veux ? Oublions-le, Kami, oublions-le. On va vendre Hell’sBaby et on va émigrer au Canada. Et quand tu mourras - de vieillesse - tu seras très belle sur ton catafalque en dentelles, mais jusque là tu vas vivre… Tu auras des enfants, des petits-enfants, peut-être même des arrière-petits enfants, tu vas laisser derrière toi une famille, tu seras une épouse, une mère… Je veux des enfants, je veux au moins trois enfants, tu entends ? Quoi de plus beau que d’avoir des enfants… Deux garçons et une fille. Mark, Eric et Nicole. Non, l’un devra s’appeler Christian, comme moi. Marc, Christian et Nicole-Camélia, comme toi. Christian junior on en fera un médecin. Marc on en fera un avocat et Nicole on la mariera avec un de leurs copains de fac. Tu veux ? On se construira une petite maison avec piscine et on aura derrière un verger de noyers, et les dimanches on ira au Zoo et on prendra des photos. On fera des excursions dans la forêt et manger les sandwiches que tu auras préparé et on rira de toi, parce que tu ne sauras toujours pas faire la cuisine… Et on invitera nos amis à un barbecue une fois par mois. Et moi, je préparerai les grillades, et toi, tu te promèneras en maillot de bain et je m’amuserai quand les autres baveront après toi, mais n’oseront pas bouger le petit doigt. Parce qu’on aura des amis avec de la classe, des directeurs exécutifs, des présidents de banque, pas de la racaille. Tu prendras le thé avec leurs femmes, beaucoup plus grosses et… Ah… quoi… et plus vieilles… Tu iras… quoi… faire les courses… tant que tu voudras… et tu auras des robes et des parfums… ah… ça oui… Et une petite voiture... Donc… Ah… une petite Ford... bien… comme ça… viens... Ou une Toyota… petite et rouge… toute en cuir... Oui, embrasse-moi... Embrasse-moi… avec laquelle tu iras au marché… Je savais bien que je te plaisais un peu… amener les enfants… à l’école… en… ah…

(Kami l’attache au lit avec des menottes comme dans un jeu érotique, l’immobilise, fait semblant de l’embrasser, mais au contraire, elle en profite pour le bâillonner.)

                                                                                                                  

KAMI
CHRISTI
Chambre nuptiale. CHRISTI - habillé en marié est assis sur le lit. KAMI - en mariée, un peu plus loin que lui, debout.

CHRISTI
Bien, OK. Mais, en réalité, sois sincère avec toi-même, à quoi ça sert ? Bien. Bien, je le fais, que le diable m’emporte. Finito, c’est fini. Je le fais. Mais, merde, pourquoi as-tu besoin de ça?... A quoi ça te sert ?

Maintenant que nous ne sommes que nous deux, et que tout le reste est sous terre. Et que moi je suis tout ce qui te reste. Je suis tien. Et je suis ici. Tu peux me faire n’importe quoi, je suis prêt. Voyons, je suis curieux. T’as de l’imagination ou c’est seulement lui qui en avait ? Quelle était ta contribution ? Montre-moi, fais-moi ce que tu lui faisais à lui… N’importe quoi… n’importe quoi…

Mais non, ça ne te suffit pas, rien ne te suffit, tu veux tout savoir, chaque instant, minute après minute !... De quel droit me demandes-tu ça ? Que dirait-il s’il te voyait maintenant ? Tu crois qu’il n’y avait que toi qui l’aimais ? C’est moi qui l’ai connu le premier. Et il a toujours été un fauve bourré d’adrénaline même sans toi. Il ne te l’a pas dit, n’est-ce pas ? ça il ne te l’a pas raconté, n’est-ce pas ?

Bon. Bon, j’étais de garde, OK ? Tu sais n’est-ce pas ce qu’un chirurgien voit lorsqu’il est de garde ? Au moins tu regardes ces séries imbéciles à la télé - des os, du sang, de la charpie. Je m’étonne qu’il ne t’ait pas raconté ça. Qui l’a sauvé ? Ou ce qu’il restait de lui. Parce qu’il n’en restait plus grande chose. Le grand Duke, le géant de la moto, avait l’air d’une limace. Il dégoulinait, s’écoulait sur la civière, parmi des membres arrachés, des organes, des éclats d’ébonite et de ses propres dents. Ah, tu ne savais pas qu’il avait une prothèse dentaire, même toi tu ne sais pas tout sur lui. Il fallait deviner son sexe - quand on l’a regardé la première fois on ne s’est même pas rendu compte s’ils étaient plusieurs- tellement il y avait plein de sang, de vase, ça puait l’essence et sa patte carbonisée dans la botte se détachait en lambeaux. Quand on l’a amené, une infirmière est devenue toute verte et s’est mise à vomir partout dans la salle de plâtrage. Personne n’avait envie de s’occuper de lui, un hamburger de viande humaine - je croyais qu’il était déjà mort et sans moi il l’aurait été. Il t’a dit ça ? Qu’il me devait la vie ?

On a travaillé plus de trente heures sur lui : moi, un neurochirurgien et un autre collègue qui faisait de la plastie. On était crevés, on dormait à tour de rôle. On lui a fait des greffes de peau, même un petit transplant. On lui a cousu des oreilles, des doigts, on lui a remis les os brisés en place. Sa chance a été qu’il avait un cœur solide. Pratiquement, on l’a refait tout à neuf, de la tête aux pieds, on lui a même suturé le pénis. Joliment, patiemment. T’as vu une seule cicatrice ? ça a été la plus longue opération de l’histoire de l’hôpital, ils sont même venus d’Euronews. Ils ont fait un reportage sur moi. Le nouveau docteur Frankenstein, c’est comme ça qu’ils m’ont appelé. Béton, non ? Même sa mère n’a pas travaillé autant quand elle l’a mis au monde. ça a été le début d’une belle amitié.

Pourquoi tu me fais ça ? Pourquoi ? POUR QUOI ? Putain, qu’est-ce que tu veux encore ? ça t’excite, n’est-ce pas ? T’aimes me torturer… t’es sadique, tu l’es !… je le sais bien, on le voit quand tu chevauches son engin. Comme si c’était lui, comme s’il était encore vivant et toi sur lui - mais ce n’est que sa chopper - lui, il est mort, ne l’oublie pas, il est mort. Tu l’as vu, nous l’avons vu tous les deux, cette putain de moto ce n’est pas lui, il est en dessous, sous terre, plein de vers et il pue, ce n’est même pas un cadavre, c’est une poignée d’os liquéfiés, une charogne - maintenant il ne peut plus rien ! Il ne l’enfourche plus, vous ne vous tirez plus à 250 à l’heure, tu n’as que cette machine-là, ce vibreur nickelé que tu ballades. Tu crois que je ne vois pas comment tu ouvres le garage et comment tu la caresses et l’essuies, et l’humidifies ? Il est mort - mets-toi bien ça dans la tête. Je suis tout ce qui te reste.

Je me tais pas, t’as voulu tout entendre, alors écoute ! Tu veux savoir ce que j’ai trouvé chez lui? Peut-être le fait qu’il était si différent de moi - je n’ai aucune sorte de dépendance - je ne bois pas, je ne fume pas… même pas de l’herbe. Je ne suis pas workaholic. Je ne suis pas pervers, je ne suis même pas dépendent de l’ordinateur… Je suis un homme équilibré, je ne fouille pas dans les poubelles pour me satisfaire. Mes parents ont toujours été fiers de moi. J’ai été le premier de la classe du CP à la terminale, major de promo à la fac. Les professeurs m’aimaient. Mes petites amies m’aimaient, les parents de mes petites amies m’aimaient. Je suis un chirurgien doué. J’ai tout réussi. Tôt ou tard.

Tandis que lui… Y’a pas de dépendance qu’il n’ait pas testée. Il connaissait tous les types de sevrage, de la désintoxication à l’alcool à celle aux drogues dures. Jusqu’à la dernière dépendance - de lui-même. L’adrénaline. Être dépendant de tes propres sécrétions, comme si tu te dévorais toi-même. Plus rien ne lui suffisait. Il était dépendant de l’excès. Mais tu sais ça, n’est pas ?

Au début ce fut la curiosité. Je me suis dit : ça, c’est un cas, un médecin sur dix millions a l’occasion de rencontrer une chose pareille. Être refait, pratiquement à neuf, de la tête aux pieds. Je l’ai étudié tandis qu’il dormait, ensuite, quand on parlait, à la contre-visite, dans mon cabinet, les nuits quand j’étais de garde et que je ne pouvais pas dormir, et lui aussi ne dormait pas non plus. Il restait allongé sur le dos, avec ses yeux largement ouverts et les cheveux éparpillés sur l’oreiller, abandonné, comme une pute minable. Et alors je l’appelais chez moi. On l’amenait en chariot. On parlait et les infirmières lui faisaient des tisanes calmantes, et parfois il hurlait et pleurait. C’est comme ça que j’ai découvert la beauté sur son visage mal rasé et torturé, dans ses bras tatoués, sur son torse couvert de cicatrices. J’ai trouvé de l’innocence dans sa jambe amputée, de la grâce dans son boitement, dans son essoufflement j’ai trouvé de la dignité et de l’élégance dans son rire édenté. Si j’étais une femme… en fait, toutes les infirmières étaient folles de lui, et la première qu’il a baisée a été justement celle qui avait vomi ses boyaux quand elle l’avait vu. Coup de foudre. Je n’étais même pas envieux - je trouvais normal qu’il se les fasse toutes, je crois qu’il aurait pu me la mettre à moi aussi s’il avait voulu, et j’aurais considéré ça comme une expérience médicale. Le tout au nom de l’espèce humaine. J’étais aveuglé à ce point. Comme si j’avais perdu la tête. Jusqu’à ce que je t’aie rencontrée. Tu m’as réveillé.

Après qu’il a commencé à aller mieux, tant qu’il a été à l’hôpital, il s’est payé notre tête. Il donnait des rencarts à toutes les pétasses, la bande venait sous ses fenêtres et défilait avec des torches, il tenait des discours, et on ne s’est pas rendu compte, en réalité, que celui qui expérimentait c’était lui. Il testait son pouvoir sur nous, il vivait de notre compassion. Sa réserve était remplie des cadeaux des admirateurs, et, surtout, des admiratrices. Il a fait la une des tous les journaux. Après ce reportage sur Euronews, d’autres télévisions sont venues, et ce n’est pas moi, c’est lui qui est devenu une vedette. Les offres sont apparues aussi - avant de sortir de l’hôpital il avait déjà deux contrats - avec Kawasaki et Ducati. Sa vieille chopper était nase, après sa sortie de l’hôpital il a commencé à travailler chez Hell’s Baby.

Mais non, c’est ça ce que je hais chez les femmes. Il faut toujours que vous bousilliez tout quand quelque chose vous passe par la tête… Nous avons choisi, n’est pas ? Et toi aussi t’as choisi - t’es avec moi. Nous sommes ici, uniquement nous deux. Viens…
Jésus Christ, qu’est-ce que je vais faire avec toi ? Que veux-tu savoir encore ? T’étais là, t’as tout vu, t’as été avec nous tout le temps. Depuis le début jusqu’à la fin. Bien. J’AI DIT : BIEN !

Tout le monde le prenait pour un héros. Il avait sa propre bande de fans avec laquelle il vadrouillait partout. Moi je n’y allais que les week-ends et seulement si je trouvais quelqu’un pour faire mes gardes. J’ai commencé à m’habiller en cuir, je me suis fait un tatouage sur un deltoïde, j’ai laissé pousser mes cheveux… Je me regardais dans la glace et je trouvais que je lui ressemblais, et ça m’étonnait. J’ai commencé à négliger mes patients, je les regardais comme des victimes. J’ai été plusieurs fois proche de la faute professionnelle. Je ne pensais qu’aux jours où on pouvait être ensemble, on enfourchait nos engins et on partait…Au début on était environ vingt, trente, ensuite moins, de moins en moins nombreux, jusqu’à ne rester que nous deux. Moi et lui. Alors on roulait à fond sur des aéroports, sur des routes nationales, sur des autoroutes. Plusieurs fois j’ai failli m’écraser contre la balustrade. Mais j’ai presque tout appris sur le vent et la mort.

Comment c’est quand on roule avec le vent : on l’attise, d’abord comme une brise, ensuite il devient un courant léger, après c’est lui qui te porte, plus vite, de plus en plus vite - avec les oreilles bouchées, les yeux embrouillés - tu trembles et ta peau se refroidit, et tes mains glissent sur le guidon, les choses s’enchevêtrent, et toi avec elles, jusqu’à ce que tu ne saches plus qui conduit la chopper : toi, le vent ou peut-être quelqu’un d’autre, quelqu’un de très grand, très puissant, tout-puissant, et tu te laisses aller à sa guise, tu pourrais t’élever dans l’air, qu’il te porte sur ses ailes, c’est quelqu’un à qui on peut se fier complètement, il est au-dessus et en-dessous, partout, en toi et en dehors de toi, quelqu’un qui t’aime d’un amour total, mais même ça, ça ne compte plus, tu deviens un élément de la nature, et tu te laisses conduire, tu ne peux pas perdre, la peur disparaît, et quand tu te dis, c’est fini, c’est ça, c’est ça, clic ! Tu commences à contrôler, tu deviens intangible, insensible… et tu rentres en toi, tu es au-dessus, tu es le maître, comme si des stades entiers t’acclamaient, tu es le premier, tu es…. HOA ! HOA !

Imbéciles…

Oui, je suis comme ça, j’ai été habitué à être le premier. Il n’a pas aimé ça. J’étais le seul avec qui il pouvait être en compétition, et plus je l’aimais, plus il me détestait. Tu ne croyais pas que je pourrais dire ça un jour ? Je m’en fiche, que tu me croies ou non, c’est moi qui l’ai aimé avant toi. J’ai goûté au vent et à la mort avant toi. C’est ça l’amour, disait-il, c’est ça le goût divin : vent et mort. Combien de fois ne l’ai-je pas entendu dire… et toi aussi tu l’as entendu, n’est-ce pas ? Il te le disait à toi aussi, n’est-ce pas ? Comme t’es naïve…


                                                

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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

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La pièce a été créée le 12 janvier 2006, au Théâtre Ariel de Tîrgu-cadre numero 1Mures, dans la mise en scène de Gavril Cadariu, montée ensuite au Théâtre Act de Bucarest, par Mariana Camarasan et présentée dans le cadre du Festival National de Théâtre de Bucarest en novembre 2007. La jeune interprète Cristina Cassian a reçu le prix UNITER de la jeune comédienne, en mai 2008 (équivalent des Molière français).

Monologue pour un personnage féminin, en un acte et 8 séquences (ou « respirations »)
Seule, devant le public, Amalia, une femme naïve, un peu simplette, nous raconte sa vie. Le récit débute après la deuxième guerre mondiale dans un pays dévasté par l’entrée des troupes soviétiques, pour traverser ensuite plusieurs décennies de l’histoire récente de la Roumanie : on comprend qu’elle provient d’une famille d’anciens propriétaires aisés et que ses parents sont morts pendant la guerre (le père sans doute, sur le front). Petite fille, Amalia prie Dieu, en lui racontant tout ce qui lui tient à cœur, avec une fraîcheur qu’elle gardera toute sa vie. Orpheline, pauvre, sincèrement attachée aux nouvelles valeurs qu’on lui inculque, victime d’un viol collectif (soit disant perquisition ou fouille de la milice), on la retrouve jeune femme devenue « militante » enthousiaste, qui découvre l’amour dans une chorale d’amateurs, on s’amuse avec le récit de sa vie sexuelle assez libérée, racontée avec un humour déluré. On se rappelle ensuite le communisme avec ses pénuries et ses brimades, la période dite de
« transition », et on arrive à sa mort paisible dans
une maison de retraite, vue comme une libération, comme le réveil du long cauchemar, invraisemblable et absurde, qu’a été sa vie.

Pourquoi Amalia doit-elle respirer plusieurs fois, profondément, si profondément qu’elle finit par devenir légère, de plus en plus légère et s’envoler
au-dessus de tout ?
Ce n’est pas un banal exercice de yoga mais tout simplement un besoin vital : l’effort de rester en vie, de survivre dans des conditions « irrespirables ». Car la naïveté du personnage, avec des effets qui oscillent entre un grotesque et un tragique poignant, est le meilleur révélateur de cette société mal définie entre les âges et les choix politiques. Et peut-être, aussi, une des stratégies, inconsciente, pour garder un certain espace de liberté, une « distance de fuite », au-delà de laquelle l’individu pouvait survivre.
Le titre « alternatif » que l’auteur propose est : L’Internationale, ce qui laisse deviner, hélas, une ironie d’une cruelle lucidité.
« Mon pays est une petite truie qui a été dévorée
par les miliciens, avec à leur tête le Camarade Commandant », voilà le résumé le plus succinct et le plus exact que je connaisse de l’histoire récente de la Roumanie, et qui me ferait terriblement rire si l’envie de pleurer n’était pas plus forte.

Le style est simple, l’adresse directe au public impose un ton familier sans être jamais vulgaire.
Une fraîcheur de ton, due justement à cette naïveté salutaire du personnage qui, tout en se laissant contaminé par la langue de bois du régime, n’est finalement pas dupe et saura sauvegarder une certaine indépendance d’esprit. Quelques moments d’une poésie intense et noire (« comment j’ai mangé mon cœur », par exemple…) trouent cet espace de la parole du quotidien et du désespoir résigné.

 

 

Séquence 7

(………………………………………………)
Dans notre pays il y a beaucoup de gens qui n’ont pas de cœur. Pratiquement, presque tout le monde de mon âge. …Des hommes, des femmes, peu importe. Beaucoup, beaucoup de gens sans cœur. Comme ça, quatre sur cinq. Et vous savez pourquoi ? C’est un secret, mais comme vous m’êtes sympathique et que vous me rappelez aussi quelqu’un, je vais vous le dire: parce qu’ils l’ont mangé.

Il était une fois,
un hiver,
quand il faisait très froid
et il fallait qu’on choisisse : soit on le mangeait, soit on mourait.

Je n’ai pas aimé manger mon cœur,
il a fallu me forcer,
mais j’ai découvert,
après la première bouchée,
qu’il avait un bon goût,
ainsi, jusqu’à la fin,
ça n’a pas été si difficile :
il était frais
et très chaud.

Chacun a mangé son cœur,
Uniquement le sien.

Moi, j’ai trouvé
dans le mien beaucoup de choses avec lesquelles on peut jouer :
quelques collines et une petite maison
des poupées,
une boîte très, très grande
d’où sont sortis
maman
et papa
et Vitea
et Loulou
et Babouchka
et Archimède
et le Camarade commandant
et Fanny
et le petit Victor
et le Japon
et tout Paris était dans mon cœur.

Et j’y ai trouvé aussi quelques os.
De ceux qui te restent
entre les dents.
Et des grenouilles qui sautaient et qui étaient difficiles à attraper.

Un  morceau était si dur qu’il paraissait en pierre.
Les pierres aident à la digestion.

Je sens aujourd’hui encore, surtout la nuit,
les petits morceaux de mon cœur
en train de se faire digérer
et qui grincent doucement.

Le cœur n’est pas un plat léger.

On le digère très lentement,
et la peur rend la digestion encore plus difficile.

La peur de l’instant où tous les morceaux seront digérés,
quand mon ventre les poussera de plus en plus bas,
et que les intestins vont éliminer
les derniers restes de mon cœur.

Et je vais mourir.

Car,
comment  vivre sans cœur ?

Qui a entendu une chose pareille ?


Séquence 8.
Amalia en maison de retraite. 70 ans. Elle parle au patient à côté d’elle.

Vous volez pour la première fois en avion ? Moi j’ai voyagé dans le monde entier. Je vais vous dire quelque chose : Paris est un village, Mona Lisa une dame un peu grosse avec des grandes mains et des dents pourries. Le Louvre - la barbe ! A part ça, rien de nouveau. J’ai été aussi à Londres, pauvre Vitea - c’est mon frère, vous avez dû entendre sûrement parler de lui,
il est célèbre - le pauvre, il croyait que j’allais m’évanouir d’émotion. À la fin, il m’a amené à l’Albert Hall. Ce n’est pas mal, mais en fin de compte c’est comme notre Maison du Peuple, seulement c’est sur la Tamise. Dommage pour tout ce travail ! J’ai été aussi en tournée avec lui : Santiago du Chili, New York, Tokyo. En été nous habitions à Nice, chez un ami. Fatiguant. J’ai mal aux pieds - j’ai du mal à marcher. Et toute cette nourriture, du beurre, du steak tartare, du gin tonic, du champagne. Pendant presque trois mois je me suis empiffrée avec toutes les cochonneries. J’ai failli mourir d’indigestion.

Et le pire c’est qu’il allait partout avec son ami, Alphonse. Trente ans, les cheveux teints, des parfums raffinés et des chambres doubles. Ce mec, Alphonse, il n’est même pas le fils de Vitea, c’est son chauffeur, sa femme de chambre, son cuisinier et il dort aussi avec lui dans le même lit. Le matin il lui apporte au lit des croissants, comme  ceux que mangeait Fanny, du café au lait et de la marmelade de fraises. Mon petit, comment ça va ? Ça va bien ? Oh-la-la ! Madame Amélie ! Comment allez-vous ? Et elle, oh là, là ! Et après sa mort il va tout lui laisser-
il a déjà fait son testament, ainsi je m’attends chaque matin à ce qu’il l’empoisonne avec ce café dégueulasse ou qu’il fasse un infarctus dans cette voiture rouge dans laquelle je ne monte plus. Ca depuis qu’il est venu l’année dernière à Monaco, avec des jetons de roulette non utilisés, parce que Alphonse-chéri avait envie d’une petite promenade dans cette saleté de Quartier latin !
Pour ne pas dire aussi que ce garçon est un peu basané - je ne sais pas ce que Vitea lui trouve. Il n’est pas Français de souche, ça c’est clair. Sans compter que Paris ressemble à Beyrouth -  s’il n’y avait pas la tour Eiffel, on dirait une capitale du Tiers-Monde.

 

Ca y est, on décolle. Vous avez attaché votre ceinture ? Parce que si on vous prend sans, on vous engueule. Ces filles sont très sévères. Mignonnes, mais vaches. Elles ne font pas d’exceptions. C’est la vieille qui ne leur permet pas. Elle vient quand on s’y attend le moins, parfois la nuit. Qu’est-ce qu’elle peut leur crier dessus et les remettre à leur place… ! Tout le monde a peur… sauf moi. Nous sommes dans un avion. Qu’est-ce qui pourrait être pire ?

 

Moi j’aime manger en avion, c’est gratuit. Et puis c’est amusant - avec tous ces trucs en plastique… Parfois on nous donne des glaces. Peut être vous ne me croyez pas, mon cher, mais je m’ennuie à mourir ici. Malheureusement je n’ai plus personne au pays. Et le reste du monde - des fadaises. Mon seul plaisir c’est de prendre l’avion. Paris-Bucarest, Bucarest-Paris. J’ai une sorte d’abonnement. Un supplément à ma retraite. J’ai travaillé dans l’aviation, vous savez, sur l’aéroport de Bucarest. Je fais ce trajet une fois par semaine. Je me promène un peu sur l’Avenue de la Victoire, après je reviens pour dîner à Paris. C’est moins cher.

On apporte à manger ! Qu’est-ce qu’ils nous servent aujourd’hui ? Ah, du poulet aux champignons. Hier c’était avec des pâtes. On n’a pas de soupe aujourd’hui ? Moi j’aime le dessert. Mais pas la compote. Je déteste la compote. La semaine dernière on a eu de la compote tous les jours… Compote de pommes, beurk ! Jusqu’au moment où j’ai renversé le plateau. TOUTES les tasses sont tombées par terre et il y a eu une flaque sucrée sur laquelle flottaient de gros morceaux de pommes et nous nous sommes tous déchaussés - tous, même ce gâteux de Tootsie. Et il a laissé tomber de sous sa couverture,  tous ces petits papiers qu’il collait partout, aux wc, sur les arbres, dans le parc… avec « Retraités roumains, faisons la grève » et tout a été trempé et il avait l’air désespéré…

…oui - et nous avons pataugé dans la compote de pommes, après, nous nous sommes battus avec les petites cuillères, c’était le jour où Viki, malgré sa maladie de Parkinson, a tellement ri qu’elle a perdu son dentier. Et moi j’ai cassé mes lunettes, mais je m’en fiche. Je vois mieux sans.

Ce que j’aime le plus, c’est comme maintenant, quand nous sommes au-dessus des nuages. Regardez, comme c’est beau … ! Vous n’avez pas de quoi avoir peur. Il y a des choses beaucoup plus dangereuses.

Moi, je demande toujours une place près de cette porte-là - vous voyez, c’est écrit « sortie en cas de danger ». C'est-à-dire, en cas de danger - disons, par exemple, si le Camarade Commandant surgissait tout d’un coup - j’ouvre la porte, je respire plusieurs fois et… l’air ici en hauteur est plus propre, on peut respirer profondément, profondément … il ne faut pas avoir peur - l’important c’est de respirer correctement. Jusqu’à ce qu’on sente qu’on devient léger, très léger, et que l’air devienne comme de l’eau de mer. Il te maintient à la surface : on n’a rien à faire que d’agiter gentiment des ailes.

Que dit-il ? Il a dit quelque chose ? Ces voix, dans toutes les langues, m’énervent beaucoup -
je ne comprends rien. Et Vitea m’a promis de m’acheter une prothèse auditive. Il me semble que la porte s’est ouverte. Vous ne croyez pas ? Mais si, mais si, on sent un léger courant d’air.
Quoi ? Parlez plus fort, je vous prie, je vous ai dit que je n’entendais pas … bien, vous pouvez prendre mon dessert. Quoique, c’est mieux d’être le plus léger possible dans ces cas-là. Comme vous voulez… si vous voulez, vous pouvez prendre le poulet aussi. En fait, je n’ai pas faim. Je n’ai pas soif non plus.


Mais si, mais si, c’est ouvert. Lentement, c’est une porte lourde. Comment ? N’ayez pas peur, respirez. Faites comme moi, respirez profondément, profondément… comme ça… Vous voyez, ce n’est pas difficile du tout. Comme ça… respirez… n’oubliez pas de respirer… Vous voyez ? Maintenant elle est complètement ouverte.

Allons-y, nous pouvons sortir - n’ayez pas peur, l’air est comme de l’eau de mer, il nous maintient en surface… Vous pouvez sortir maintenant, courage ! Allons-y, n’ayez pas peur !
Je vous en prie, je vous en prie… vous ne voulez pas ? Pourquoi ? Coooomme ça ? Bien, alors je vais sortir toute seule, alors, vous allez le regretter si on ferme après… restez ici. Mais il ne faut pas que vous le regrettiez après… C’est une porte qui ne s’ouvre qu’une seule fois dans la vie. On n’a pas cette occasion une deuxième fois. Toujours non ? Très bien, moi, je sors … je sors… je sors, je ne reste plus… je suis sortie !

Oooo… quelle lumière forte… et comme il fait chaud …comme en été, après la pluie… et cette herbe… humide et… oh, un arc en ciel, un arc en ciel géant...

…Fanny, comme t’as grandi ! Et comme je suis contente que tu sois devenue amie avec Archimède… Babouchka, t’as plus tes tâches vertes… et Papy… Ah, Loulou ! Laisse-moi en paix, sauvage ! Papa, il me tire à nouveaux les cheveux ! Sacha, où t’as été jusqu’à maintenant? Mon petit Victor, toi aussi t’es ici … Mais Vitka, où est-il ? Il est en retard, comme d’habitude… Il s’exerce. Battement grand jeté

Maman… ! Tu n’es pas partie, maman… Ne pars plus jamais…  si tu savais quel rêve long et invraisemblable j’ai fait, maman, quel rêve absurde…  quel rêve terrible… heureusement que ça n’a été qu’un rêve… comme c’est bien que je me sois réveillée… comme c’est bien que je me sois ré… veil… lée.

 

 

FIN

 

 


*Le fils qu’elle a eu suite au viol et qui est mort très jeune.

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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 00:00

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Personnages

 

ELLE : une femme normale, avec des inclinations métaphysiques ;
LUI : presque la même chose.

Décor : la terrasse d’un grand café.


ELLE, LUI


ELLE
Il fait beau en septembre à Venise…

LUI
C’est ce que je me suis laissé dire, mademoiselle, et c’est ce qui me fait d’autant plus regretter que nous ne soyons qu’au début d’août…

ELLE
C’est dommage que septembre soit si loin, c’est bien dommage…

LUI
Absolument. Absolument !
Vous êtes-vous jamais posé la question de l’existence de Dieu ?

ELLE
Mais si, monsieur, naturellement ! Comment ne pas se poser la question ? Aurais-je pu ne pas me poser une question aussi capitale ? Une vie intérieure riche est le trousseau de toute femme qui atteint la trentaine.

LUI
Absolument, absolument !

ELLE
Je vous étonne, monsieur, en disant cela, n’est-ce pas ?

LUI
Au contraire, mademoiselle, ce propos me réjouit. Si peu de femmes s’intéressent à l’existence de Dieu… Aspirez-vous à un monde meilleur ?

ELLE
Depuis que je me connais, monsieur.

LUI
C’est très bien, c’est très bien ! L’injustice sous toutes ses formes vous révolte-t-elle ?

ELLE
Beaucoup, monsieur.

LUI
Et probablement que, chère mademoiselle, vous désireriez que les relations entre les gens soient plus belles, plus franches ?

ELLE
Beaucoup plus franches qu’elles ne le sont à présent.

LUI
Signora, lei ricerca la verità ?

ELLE
Si, signore, ricerco la verità.**
Excusez-moi, voyez-vous un inconvénient à ce que je m’absente, un instant, pour aller au petit coin ?

LUI
Non, je vous en prie ! Il faut prendre ces choses comme elles sont, avec simplicité, comme une petite contrainte physiologique, sans plus.

ELLE (s’en va.)

LUI (médite en attendant la jeune femme, tout en vidant son verre.)
Pourtant, je me demande, la contradiction entre la matière et l’esprit ne serait-elle pas un faux problème ?

ELLE
Qu’avez-vous fait durant mon absence ?

LUI (montrant son verre.)
Ce que font les hommes en pareille circonstance, j’ai médité. Vous disiez que vous aviez aussi des doutes, chère mademoiselle ?

ELLE
Bien sûr, monsieur. Comment n’aurais-je pas de doutes ? Comment n’en aurais-je pas ? je doute même de ma présence à Venise ! Je doute de mon passeport, de ma bonne disposition, de l’harmonie de l’univers, quelquefois. Même votre présence me semble un rêve, me semble une illusion.
Lorsque j’étais petite, j’aimais énormément le lait ; maintenant, je me demande s’il y a encore quelque chose qui me ferait plaisir.

LUI
Vous verrez, chère mademoiselle, comme cette conversation nous fera plaisir dans dix ans…

ELLE
Je viens d’une famille de gens modestes. On ne le dirait pas ; pourtant, je me suis efforcée d’être un peu à part, je suis même arrivée à avoir des crises de désespoir.

LUI
Excellent, excellent ! Vous n’avez pas ce petit côté content de soi qui gâche tout, vous êtes désespérée. Excellent, excellent !

ELLE
Vous savez, il faut que nous, les femmes, ne soyons pas seulement très féminines, il faut aussi qu’il émane de nous une forme de désespoir existentiel. Cela dit, c’est très difficile de s’interroger sur l’existence de Dieu, surtout si cette question ne vous interpelle pour ainsi dire pas, très difficile ! Moi, j’ai une nature optimiste, cela ne m’a pas été facile. Je me suis posé la question pour de bon, cependant, de savoir si Dieu existait ou n’existait pas, et je continue à le faire. Il a bien fallu, d’ailleurs, que je finisse par m’interroger ; car, sinon, vous savez comment sont les hommes : suffisants et prétentieux…! Et les autres femmes, elles savent s’y prendre, elles, pour s’interroger…!

LUI
Absolument, absolument !

ELLE
Votre sempiternel « absolument ! » a un peu tendance à me taper sur les nerfs. Puis-je vous demander, cher monsieur, d’être un peu moins fabriqué, plus naturel ?

LUI
Être plus naturel ? que ne me l’avez-vous demandé tout de suite ? Il n’y a rien de plus facile, mademoiselle. Si vous voulez, je suis capable de vous regarder droit dans les yeux sans aucune arrière-pensée.

ELLE
Je n’en demande pas tant ! En dépit des épreuves que j’ai pu subir dans ma vie, ma pudeur a gardé intacte sa faculté de se troubler… Je ne crois pas que cette fraîcheur soit un mal.

LUI
Non, pas du tout ! Il faut préserver sa pudeur, cela ne peut faire que du bien. Et, dans cet ordre d’idées, votre souhait que je sois plus naturel est le bienvenu. En faisant, si vous me permettez l’expression, ma petite introspection, je fais volontiers mienne votre réflexion. Pourquoi, diantre, ne suis-je pas plus naturel ? J’ai tellement de réserves de naturel, pourquoi ne pas les utiliser ? Bien sûr que si ! Dorénavant, mademoiselle, je serai plus naturel !

ELLE (lui demande la permission.)
Pourrais-je alors être plus naturelle à mon tour ? Puis-je vous dire que mes chaussures me serrent trop ?

LUI
Je vous en prie, mademoiselle, soyez naturelle, soyez spontanée, soyez vous-même !

ELLE
Nous sentons tous le besoin d’être plus naturels, plus décontractés, de nous mettre à l’aise. Avez-vous observé ce phénomène ? Nous ne voulons plus résister au besoin de bailler, de nous étirer…
Savez-vous, depuis tout ce temps, ce que j’ai sur le cœur ?

LUI
Je suis tout ouïe !

ELLE
Je vais vous le dire : eh bien, je regrette d’être à Venise…

LUI
C’est très intéressant ! Pourquoi, mademoiselle, regrettez-vous d’être à Venise ?

ELLE
C’est simple, douloureusement simple… parce qu’une fois arrivée à Venise, je n’ai plus l’espoir de me rendre à Venise.

LUI
On ne peut avoir Venise et le désir de Venise ; c’est comme cela, mademoiselle, depuis que le monde est monde. Perdre le rêve au profit de la réalité du présent : piètre affaire…!
Et quelle moiteur, mademoiselle, étouffe cette réalité présente ! Et que de mouches ! Même la lire s’est dévaluée, c’est vous dire…
Alors que dans nos souvenirs, nous n’entendrons pas une mouche voler !

ELLE
Mais est-ce que nous nous rappellerons ces jours avec attendrissement, au moins ?

LUI
Oh ! J’en suis sûr, mademoiselle ! Dans nos souvenirs, tout sera idyllique. Ne serait-ce que dans dix ans, vous verrez combien cette brave terrasse de café, où pullulent les mouches, nous paraîtra poétique !

ELLE
C’est vrai que nous sommes entourés de mouches.

LUI
Ne vous en faites pas, mademoiselle, les mouches n’existent que dans la réalité. (Un temps.) Dans nos souvenirs, ne survivra que le bleu de l’Adriatique… Ah ! comme cette phrase sonnerait mieux en allemand !

ELLE
Ne devrions-nous pas faire une promenade en gondole ?
Vous savez, en français, cette suggestion sonne divinement…

LUI
L’important n’est pas de se promener en gondole, l’important est de se souvenir que l’on s’est promené en gondole. Je me rappelle les choses que je n’ai jamais faites, avec plaisir, avec un vrai plaisir. Une chose que je n’ai jamais faite s’imprime dans ma mémoire et je ne puis l’oublier. Tout ce que je n’ai pas vécu, je m’en souviendrai jusqu’à la fin de mes jours.

ELLE (désespérée.)
Pourtant, même si je suis à Venise, je me rends compte que je ne peux renoncer à l’espoir de voir Venise. Je n’ai pas besoin de Venise - Que faire d’être à Venise ? De l’eau, toujours de l’eau ! - moi, j’ai besoin de l’espoir de voir un jour Venise.
Oh ! comme une promenade en gondole doit être belle !

LUI
Si vous y tenez…

ELLE
Je n’y pense même pas. Je ne tiens pas à me promener en gondole. J’ai ouï dire que c’était assez inconfortable. Je ne veux pas me promener en gondole. Je fantasme comme une folle à l’idée d’une telle croisière ; mais, si je me promenais en gondole pour de vrai, à la fin, je ne pourrais plus en rêver !

LUI
Absolument ! Ce serait ridicule que vous vous promeniez en gondole comme une folle, pour qu’au bout du compte vous ne puissiez plus en rêver.

ELLE
Vous avez mis le doigt sur la plaie ; j’aime rêver, espérer, attendre. Je souhaite être à Venise, où je me trouve à présent, pour attendre l’amour. J’aime à tricoter, assise sur une terrasse, et laisser mon imagination vagabonder et s’exalter. S’exalter, c’est ce que l’être humain, tant les femmes que les hommes, a de plus beau !

LUI
Le malheur est que, quelquefois, nos idéaux se réalisent. Voyez-vous, nous avons voulu gagner Venise, et bien, maintenant que nous y sommes, voyons comment nous tirer de ce mauvais pas.

ELLE (effrayée.)
Sommes-nous vraiment à Venise ? Je ne crois pas. Je ne veux pas le croire.

LUI
Et cependant, si ! mademoiselle.
J’ai voulu, me mentir, m’illusionner, moi aussi ; mais nous sommes bien à Venise. Mettez-vous plus près ! Regardez la vérité bien en face ! D’ici, de la terrasse, on voit la place Saint-Marc.

ELLE
C’est affreux ! Est-ce pour de vrai la place Saint-Marc ?

LUI
Oui. Regardez ! Et voici les gondoles dont vous avez rêvé !

ELLE 
Taisez-vous ! c’est insoutenable…

LUI
Je me tais.
J’ai atteint Venise et je ne sens rien de particulier. Je ne me sens ni plus intelligent, ni plus heureux. Au lieu de mourir à l’ombre d’un mirabellier, je mourrai peut-être à l’ombre d’un oranger : le comble du bien-être…

ELLE
C’est bien la peine de se lamenter, alors que Venise est une splendeur ! Parce que si Venise n’est pas une splendeur, alors…
Je suis venue avec cette vérité, je repartirai avec cette vérité ! (Décidée.) Venise est une splendeur !

LUI
Personne n’a dit que Venise n’était pas une splendeur.

ELLE
Pourquoi cette orange pressée ne vient-elle pas ? Il y a une heure que je l’ai demandée.
Le fait est que, dans le présent, nous nous ennuyons à mourir. Mais, dans les souvenirs ? n’est-ce pas que tout sera très beau, dans les souvenirs ?

LUI
Dans les souvenirs, tout sera très beau. Dans les souvenirs, vous ne boirez pas une vague orange pressée, mais du chianti… Dans les souvenirs, notre vaine conversation s’anéantira, il ne restera que le soleil de l’Adriatique.

ELLE
Pourquoi perdons-nous notre temps, alors ? Passons directement aux souvenirs !

LUI
Ah ! ce serait l’idéal ! L’idéal serait que nous n’ayons que des souvenirs ; mais il y a encore cet affreux présent… Le présent est un tribut qu’il faut payer, il n’y a rien à faire.

ELLE
Bon. Mais en attendant, qu’allons-nous faire ?

LUI
Attendons… jusqu’au moment où tout se changera en souvenir…

ELLE
Mais, que faire ? Que faire jusqu’au moment où le présent se métamorphosera en souvenir ?

LUI
Attendre. Attendre, boire des cafés, discuter, je vous offre du feu, vous demandez à nouveau une orange pressée… ou l’horaire des trains. Il faudra bien que ce présent-ci finisse par se métamorphoser un jour en souvenir. Il ne tiendra pas l’éternité…

ELLE
Mais, est-ce bien sûr que ce maudit et ingrat présent doive se métamorphoser en souvenir ? Et s’il restait le présent, que ferions-nous ?

LUI
Il se changera en souvenir, n’ayez aucun souci, mademoiselle, foi d’ingénieur ! Vous verrez combien notre conversation vous paraîtra spirituelle dans dix ans ! Attendez dix ans, et vous verrez combien elle est belle, au fond, la vie.

ELLE (pensive.)
C’est beaucoup, dix ans ! C’est beaucoup…

LUI
Beaucoup ? Moi, je trouve que ce n’est pas beaucoup.

ELLE
Puis-je vous tutoyer ? Vous savez à quoi je pense, en ce moment ? Je pense que tu me plais…

LUI
Dans le présent ?

ELLE
Oui, monsieur ! C’est ce qui est le plus surprenant et le plus nouveau pour moi : tu me plais dans le présent. Tu es même le premier homme que j’aie, dans le présent, envie d’aimer.

LUI
Vous me décevez, mademoiselle. Je préférerais que vous vous souveniez de m’avoir aimé. Oui, cela, avec le plus grand plaisir ! Mais, le présent n’est pas quelque chose de sérieux ; le présent est un château de sable.

ELLE
Je pourrais même coucher avec toi…

LUI
Ce serait complètement dépourvu de charme. Je préférerais que vous vous souveniez d’avoir couché avec moi…

ELLE
Ne soyez pas mufle, on ne fait pas les enfants dans le souvenir !

LUI
Vous alliez hausser le ton…? Vous verrez que, dans dix ans, vous ne vous rappellerez plus que vous étiez sur le point de hausser le ton et que vous m’avez traité de mufle. Vous vous souviendrez de tout autre chose…

ELLE
Je vais être directe : pourquoi ne veux-tu pas que nous soyons ensemble ? Tu n’es pas marié, tu n’aimes pas une autre femme ; pourquoi ne veux-tu pas que nous soyons ensemble ?

LUI
J’ai un motif très sérieux.

ELLE
Lequel ?

LUI
Excusez-moi de ne pas pouvoir vous tutoyer : je déteste la familiarité.
Je vous aime, mademoiselle ; je sais que vous m’aimez en retour…

ELLE
Alors…?

LUI
Comment ne comprenez-vous pas ? Si ma soif d’amour devait s’étancher, je ne pourrais plus aspirer à aucun amour ! Et que ferais-je, mademoiselle, si je ne pouvais aspirer à l’amour ? Si je vous prenais, vous, en chair et en os, je perdrais en revanche l’espoir fou de pouvoir vous rencontrer un jour. Bien sûr que je brûle de vous rencontrer, pour autant que je ne vous rencontre pas dans le réel. Je n’ai pas besoin de la femme idéale, j’ai besoin de beaucoup plus ! J’ai besoin de l’espoir de découvrir, peut-être, un jour, une telle femme. L’espoir, mademoiselle, non la femme idéale ! Si vous me retirez l’espoir, je n’ai plus qu’à me jeter par la fenêtre !

ELLE
Pourtant, tu as trouvé celle que tu cherchais… !

LUI
La femme idéale, oui, mais non l’espoir ! Que je me prive, sans appel, de l’Amour avec un grand a, pour le seul amour du présent ? Non, mademoiselle ! Cela reviendrait à me priver de toute vie intérieure. J’aime mieux tout abdiquer que de renoncer à une vie intérieure.

ELLE
Que comptes-tu faire ?

LUI
Ce que je compte faire ? Ce que j’ai fait jusqu’à maintenant, attendre le grand amour. Si vous saviez avec quelle passion j’attends le grand amour !

ELLE
Cher monsieur, le grand amour est devant vous : embrasse-moi !

LUI
Vous n’avez qu’à vous souvenir que je vous ai embrassée. Même si le grand amour est là, c’est mon devoir de l’attendre. Je l’attends indéfiniment.

ELLE
Vous vous cramponnez, cela m’étonne. Vivre sans amour est une grande détresse.

LUI
C’est vrai, c’est la vérité. Vivre sans amour est certainement une grande détresse, mais je ne veux pas échapper à cette détresse. Je serai détruit si je perdais cette terrible détresse. Cette détresse me fait tenir debout. Pauvre, pauvre de moi ! De combien de passe-temps cette détresse n’est-elle pas la substantifique moelle ? Combien de cuites sévères ne prend-on pas sur le thème de l’amour inaccompli ? et combien de voyages ? et combien de choses encore… Imaginez-vous, mademoiselle, combien notre vie serait triste sans cette perpétuelle détresse. Elle cherche inlassablement le plaisir dans lequel se réfugier. Seule cette souffrance engendre de vrais plaisirs.

ELLE
Vous avez sans doute raison. Vous êtes plus âgé que moi, vous avez voyagé davantage, vous avez sans doute raison. Depuis que j’ai vu Venise, je me sens flouée et frustrée. Je suis à Venise, et si vous saviez combien je voudrais être à Venise. Je voudrais… Vous ne pouvez pas savoir combien je voudrais voir Venise où je me trouve à présent. (Simplement.) Je voudrais tellement voir cette Venise, moi aussi.

LUI
Madame, pardonnez-moi, vous êtes à Venise. Cette Venise, c’est Venise.

ELLE
Venise n’existe pas ! Il y a seulement mon désir de voir Venise, l’espoir de voir un jour Venise, le chagrin de ne pas pouvoir voir Venise… Pourtant, je voudrais voir Venise au moins une fois dans ma vie.

LUI
Il faut que vous espériez, mademoiselle. L’espoir est une fleur qui ne flétrit jamais. Bien sûr, mademoiselle, peut-être verrez-vous un jour Venise… (En la regardant dans les yeux.) Ah ! si le grand amour existait… Ah ! si je pouvais vous rencontrer au moins une fois…

ELLE (tous deux se dirigent vers la baie vitrée ; de là, leur transport peut se manifester avec plus de conviction.)
Ah ! si je voyais Venise une fois, au moins une fois… Je suis à Venise, mais personne ne pourra jamais m’ôter l’espoir qu’un jour, peut-être à la vieillesse, peut-être plus tôt, je verrai Venise…

LUI
L’envie de reboire quelque chose m’est venue.
Si quelqu’un m’aimait vraiment… quelqu’un qui ait le courage de m’aimer…

ELLE (boit un verre à son tour.)
Moi aussi, je boirais bien un gin… Je suis à Venise, la place Saint-Marc est incroyablement proche, la place Saint-Marc est à deux pas et, pourtant, le même rêve me broie… Si je voyais Venise une fois, au moins une fois…
Je pressens que je ne la verrai jamais…



RIDEAU

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  • : Revue Seine & Danube
  • : Seine & Danube est la revue de L'Association des Traducteurs de Littérature Roumaine (ATLR). Elle a pour but la diffusion de la littérature roumaine(prose, poésie, théâtre, sciences humaines)en traduction française.
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Parutions récentes :
•Mircea Cărtărescu a réécrit son mythique poème Le Levant en l’adaptant partiellement en prose. Nicolas Cavaillès s’est attelé à la tâche, les éditions POL l’ont publié : il est paru en décembre dernier.
•Le recueil de poèmes de Doina Ioanid est enfin en librairie. Boucles d’oreilles, ventres et solitude, dans la traduction de Jan H. Mysjkin est paru en novembre aux éditions du Cheyne.
Esclaves sur Uranus de Ioan Popa est paru début décembre aux éditions Non Lieu dans la traduction de Florica Courriol. Le lancement, en présence de l'auteur, le 11 décembre à la librairie l'Âge d'Homme a rencontré un beau succès. A lire, un article dans Le Monde des Livres, dernier numéro de décembre 2014.
L’anonyme flamand, roman de Constantin Mateescu est paru en décembre aux éditions du Soupirail, dans la traduction de Mariana Cojan Negulescu. Suivez les déambulations du professeur taciturne dont c’est l’anniversaire : le roman retrace cette journée de sa vie entre réflexions et souvenirs de sa femme aimée.
• Max Blecher eut une vie très courte mais il a laissé une œuvre capitale. Aventures dans l’irréalité immédiate vient d’être retraduit par Elena Guritanu. Ce texte culte est publié avec, excusez du peu, une préface de Christophe Claro et une postface de Hugo Pradelle. Les éditions de l’Ogre ont fait là un beau travail car elles publient sous la même couverture Cœurs cicatrisés, le deuxième des trois seuls romans de cet auteur fauché par la maladie en 1938.
• L’hiver 2014-2015 est décidément très riche en livres exceptionnels : Les vies parallèles, nouveau livre de Florina Ilis, sort le 15 janvier aux éditions des Syrtes dans la traduction de Marily le Nir. Le talent de la romancière fait revivre les dernières années du poète Mihai Eminescu devenu fou. Le roman déploie devant nos yeux toute la société roumaine à travers ce qu’elle pense et dit du poète national utilisé à toutes les fins politiques et idéologiques. Plongez dans la vie de ce poète romantique.
•La célèbre poétesse Nora Iuga a écrit un court roman intense et beau, La sexagénaire et le jeune homme que nous avions annoncé ici. Il est paru aux éditions Square éditeur. A découvrir d’urgence.

 

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