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Nous continuons notre présentation du théâtre d’Alina Nelega par un texte qui rappelle sa préférence pour une certaine forme dramatique, le monologue, mais dont le ton et la thématique s’inscrivent dans un domaine complètement différent. Si Amalia respire profondément, texte présenté précédemment dans notre revue, racontait dans un raccourci poignant et drôle en même temps, l’histoire récente de la Roumanie à travers la destinée d’une pauvre fille, avec Kamikaze, les couleurs sont définitivement noires, l’horizon universel… Kamikaze, ou la voie des acteurs solitaires... Pourquoi encore des monologues…
Si Alina Nelega a choisi comme sous-titre de son volume de théâtre Kamikaze, « Monologues et monodrames pour acteurs et actrices », ce n’est pas par peur de s’attaquer à des structures théâtrales plus complexes : au contraire, il s’agit ici d’un choix délibéré pour ce type de forme dramatique. Tout d’abord parce que, dramaturge et metteur en scène, pratiquant le théâtre au quotidien, elle aime écrire pour les acteurs, qu’elle connaît et qui, dit-elle, «l’inspirent ». Dans une interview filmée pour le DVD qui accompagne son recueil de théâtre, Alina Nelega raconte comment pendant les spectacles elle aime rester dans la salle regarder les acteurs, suivre leurs corps, leurs gestes, leurs voix… Pour écrire, elle a besoin de cette présence mouvante et vive, comme un gage de vérité, d’authenticité. Son théâtre laisse la première place à l’acteur et à la parole. C’est elle qui fait naître l’image, qui peuple la scène de fantasmes et fait se confronter avec fracas les êtres. Mais le monologue porte aussi en lui, selon elle, une forte charge expérimentale, matière plus souple, plus explosive, en prise directe avec la vie, en contact plus immédiat avec le public.
Kamikaze est un texte à deux voix, deux monologues qui se suivent, sans s’interpénétrer réellement, mais avec des points de contact ou de frottement entre deux discours irrémédiablement opposés qui font jaillir des étincelles et de vives flambées jusqu’à l’explosion finale.
C’est un texte d’une rare violence, qui atteint parfois l’incandescence dans la cruauté et la précision de l’horreur, une abjection rachetée in extremis par la mort et par le désespoir noir du survivant.
Un couple, durant sa nuit de noces, règle ses problèmes. L’homme parle le premier, un bourgeois bien rangé, dévoyé par un amour qui l’a poussé jusqu’au crime, et qui est prêt à recommencer une autre vie avec la femme dont il a tué l’amant. La réplique de la femme, une marginale violente qui brûle sa vie, l’anéantira à chaque parole, à chaque geste. Mais, détrompez-vous, Camille, Kami, ne le tuera pas, elle agira selon la loi des kamikazes… et la vengeance ne sera que plus cruelle.
Kamikaze a été crée en 2005, dans une mise en scène de l’auteur, au Théâtre Ariel de Tîrgu Mures.
En 2007, la pièce a été traduite et jouée en allemand au Théâtre Allemand d’État de Timisoara. Participation à de nombreux Festivals et tournées en Roumanie.
L'extrait présenté est la première partie de la pièce, le monologue de l’Homme, Christi. Le texte se poursuit avec le monologue de la Femme, Kami.
Mirella Patureau
Kamikaze
Même si tu n’aimes pas entendre ça, sache que tout est arrivé à cause de toi. Si je ne t’avais pas rencontrée, il serait toujours en vie. T’as pensé à ça ? Telle que tu te tiens maintenant devant moi à me regarder, t’y as pensé ? C’est comme ça que tu te tenais alors, au bord de la route. Abasourdie, inutile.
Tous les deux nous nous sommes arrêtés en même temps. Mais toi, t’es montée sur la Hell’s Baby, et t’es entrée dans notre vie, comme ça, en autostop. Un beau jour d’octobre, quand les feuilles jaunes et rougeâtres des arbres au bord de la route flottaient et voltigeaient autour de vous, dans le vent que vous faisiez se lever.
Et des feuilles se sont accrochées dans ses cheveux, et dans les tiens aussi, comme si vous étiez frères, dans un inceste d’automne. Et moi j’ai été obligé de vivre avec ça. Être témoin de
ça, voir tout ce qu’il te faisait, comment il te possédait au moindre signe, comment il t’humiliait, te torturait et surtout comment tu te fichais de tout : de ses putes, de ses pensions alimentaires, de ses deux procès pour viol…
de tout. Comment tu te moquais de ta vie. Tu devrais te réjouir de ce qui est arrivé.
Voilà, je te dis tout. Mais je te demande moi aussi quelque chose : que tu vendes sa superbe, sa merveilleuse chopper d’exposition, son glorieux engin, que tu vendes sa Hell’s Baby ! Ah ! Ah ah ah ! Parce que j’ai le droit de te demander quelque chose, n’est-ce pas ? Quelque chose qui te fasse un peu mal, n’est-ce pas ? Les morts avec les morts - tu me l’as promis. Les morts avec les morts - les morts avec les morts - c’est comme ça que vous hurliez quand vous l’enfourchiez, la Hell’s Baby - les morts avec les morts, et vous décolliez, et jusqu’à ce que je vous rattrape vous vous la mettiez quinze fois, et comme vous aviez l’air innocent quand vous m’attendiez au bord de la route… Comme tes yeux brillaient, je crois que tu aimais me voir arriver là-bas couvert de poussière et muet de colère… Comme tu montais derrière moi, suave et candide - après t’être roulée avec lui comme une chienne en chaleur - et ton odeur âpre, de jument - dans mon dos - et moi - toujours le deuxième… comme un con, comme un idiot.
Tu me prenais légèrement par la taille et tu me susurrais : « démarre tout doucement », après quoi il venait de derrière en hurlant, les cheveux flottant dans le vent, et il ralentissait et je sentais tes genoux qui me piquaient tandis que tu te levais doucement et que tu passais un pied sur sa chopper et moi je devais regarder devant moi et faire gaffe à la route, ni trop vite, ni trop lentement - exactement comme lui, au même rythme que lui, pour que tu puisses passer de l’autre côté. Tu te tenais droite, avec une jambe appuyée contre mon dos, avec l’autre à sa recherche, mais en nous chevauchant tous les deux…
Et je regardais derrière, dans le rétroviseur, et je voyais comment tu enlevais ton tee-shirt, tu l’agitais au-dessus, la tête dans le vent, et le vent écrasait tes seins et ton ventre et te poussait les épaules en arrière. Tu pouvais à peine tenir la tête sous le casque lourd, le visage complètement couvert par le viseur fumé. Toi, avec ton genou pointu et ta cuisse brûlante derrière mon oreille. Je regardais devant moi et je voyais l’étonnement et je voyais la peur et je voyais la mort qui se réfléchissait sur les visages de ceux qui venaient vers nous et j’entendais ton rire sous ton casque ; le rire que personne n’entendait, pas même lui. La première fois j’ai cru à une panne de moteur mais après, je me suis rendu compte que c’était autre chose. Ça venait de quelque part de sous la peau, d’autour de toi, comme le roucoulement d’une tourterelle, ton rire secret, notre rire… même avant la pirouette finale, quand tu lançais tous les vêtements dans le vent et te penchais en avant, tu t’abandonnais entièrement, de tout ton poids, dans le vent que nous avions fait se lever. Ça durait parfois assez longtemps, et il n’était pas facile d’accélérer en même temps que lui, comme dans une danse de mort, où l’appât, la victime, la première ballerine, c’était toi. Parfois ça durait dix - quinze minutes jusqu’à ce que ces connards qui te voyaient nue se renversent ou freinent brusquement ou perdent tout simplement le contrôle du volant ou fassent un arrêt cardiaque. Alors surgissait le cri, par dessus le bruit de tôle fracassée, par-dessus le grand boum de l’explosion et le hurlement de nos moteurs…
C’est fini. C’est tout. Je ne peux plus. Dis au moins que tu vas essayer…
Qu’est-ce que tu veux, femme ? Tu veux tout entendre ? T’es pas bien autrement que si quelqu’un te crie la vérité en face ? Oui, c’est moi qui l’ai fait, oui, c’est moi qui l’ai baisé, oui ! Parce que je ne pouvais plus supporter. ça t’étonne ? J’étais devenu meilleur que lui. Aucun de nous ne pouvait plus le supporter. Ni moi, ni lui.
Il t’a perdue comme une bouteille de whisky ou comme une vieille bagnole, il a parié sur toi et il t’a perdue. Et c’était la seule chose que je voulais, pour toi j’aurais renoncé à tout : au métier, à la dignité, à la vie. Mais toi tu me regardais comme un quidam, je ne te plaisais même pas un peu… Tu n’avais d’yeux que pour lui. Moi j’étais malade après toi, et toi… J’étais fou, je suis fou - maintenant aussi je suis fou, tu ne vois pas ?
Alors j’ai enfourché sa chopper pour la première fois. Chaque fois je le battais au même endroit, je savais que maintenant aussi ça me réussirait. Il disait que le moteur était plus stable dans les courbes. Et qu’on échange, dit-il : bien, dis-je, mais si je te bats encore, qu’est-ce que tu me donnes ? Ce que tu veux, dit-il. Je vais t’avoir, hurlait-il, tu verras, je vais t’avoir. Trois fois on a couru en ligne droite et trois fois je l’ai eu. Il meuglait comme un taureau : que veux-tu ? N’importe quoi. Kami, je veux Kami. Il a ri.
Peut-être que tu ne me crois pas, mais il a ri comme un dément. C’est tout ? Prends-la, tu peux la baiser toute entière. Je te jure, ça a été comme ça. Après quoi il a démarré. Toi, t’étais là, au bout. T’as vu comment il est entré dans la balustrade, t’as vu l’explosion - les morceaux - de lui - ensanglantés et carbonisés qui se sont envolés. Personne ne pouvait plus le sauver. Ni même moi.
Ce fut tout. Tu devrais te réjouir. Il t’aurait tuée, vous auriez pu un jour vous prendre un arbre. Ou vous seriez entrés dans un camion qui venait d’en face. Et tu n’aurais même pas su que t’avais vécu, tu serais morte pour rien. Voilà ce qu’il te donnait, lui - une mort dans le vent, la mort, pas l’amour… et le frisson froid du jeu, la tentation de la terreur. Tu crois que je ne sais pas ce que ça signifie ? Après les accidents, quand vous disparaissiez dans les bosquets pour tirer un coup, moi je suivais l’ambulance et j’entrais dans l’hôpital avec eux et j’entrais directement dans la salle d’opération. Il n’y avait jamais assez de médecins pour vos victimes, et je cousais, je réparais, parfois je leur fermais les yeux. Sans casque et avec les cheveux cachés sous le bonnet vert, tu crois que quelqu’un pouvait me reconnaître ?… C’est ça le jeu avec la mort, lui arracher ce que tu lui as donné, comme je l’avais fait avec Duke. Lui aussi c’était le résultat d’un jeu, et il était ma capture. Ma proie. Quand il a renoncé à toi il a signé sa condamnation.
T’as jamais été sûre, n’est-ce pas ? Oui, j’ai trafiqué mon moteur, je l’ai baisé, oui. Oui, j’ai bricolé la direction. Et je ne regrette rien. Il n’y a plus eu depuis de gens qui soient morts dans des accidents, dans « la courbe de la mort », n’est-ce pas ? Maintenant c’est calme, c’est fini. Et toi t’es en vie et tu payes tes dettes. Je ne suis pas un abruti. Je sais pourquoi tu t’es mariée avec moi : pas par politesse. Pas à cause de tes bonnes manières. Par intérêt. Tu n’avais plus personne. Sache que je m’en fiche, j’ai assez d’amour pour nous deux. J’en ai assez pour t’en donner à toi aussi. T’en veux ? Tu pourrais commencer, comme ça, par jeu, par faire un peu semblant que tu m’aimes… Parce que je t’ai sauvée… Je l’ai tué, pour te sauver. Un peu de reconnaissance, un peu de mensonge… tu veux ?
Allons oublier tous les deux. Tu veux ? Comme s’il n’avait jamais existé…Tu veux ? Oublions-le, Kami, oublions-le. On va vendre Hell’sBaby et on va émigrer au Canada. Et quand tu mourras - de vieillesse - tu seras très belle sur ton catafalque en dentelles, mais jusque là tu vas vivre… Tu auras des enfants, des petits-enfants, peut-être même des arrière-petits enfants, tu vas laisser derrière toi une famille, tu seras une épouse, une mère… Je veux des enfants, je veux au moins trois enfants, tu entends ? Quoi de plus beau que d’avoir des enfants… Deux garçons et une fille. Mark, Eric et Nicole. Non, l’un devra s’appeler Christian, comme moi. Marc, Christian et Nicole-Camélia, comme toi. Christian junior on en fera un médecin. Marc on en fera un avocat et Nicole on la mariera avec un de leurs copains de fac. Tu veux ? On se construira une petite maison avec piscine et on aura derrière un verger de noyers, et les dimanches on ira au Zoo et on prendra des photos. On fera des excursions dans la forêt et manger les sandwiches que tu auras préparé et on rira de toi, parce que tu ne sauras toujours pas faire la cuisine… Et on invitera nos amis à un barbecue une fois par mois. Et moi, je préparerai les grillades, et toi, tu te promèneras en maillot de bain et je m’amuserai quand les autres baveront après toi, mais n’oseront pas bouger le petit doigt. Parce qu’on aura des amis avec de la classe, des directeurs exécutifs, des présidents de banque, pas de la racaille. Tu prendras le thé avec leurs femmes, beaucoup plus grosses et… Ah… quoi… et plus vieilles… Tu iras… quoi… faire les courses… tant que tu voudras… et tu auras des robes et des parfums… ah… ça oui… Et une petite voiture... Donc… Ah… une petite Ford... bien… comme ça… viens... Ou une Toyota… petite et rouge… toute en cuir... Oui, embrasse-moi... Embrasse-moi… avec laquelle tu iras au marché… Je savais bien que je te plaisais un peu… amener les enfants… à l’école… en… ah…
(Kami l’attache au lit avec des menottes comme dans un jeu érotique, l’immobilise, fait semblant de l’embrasser, mais au contraire, elle en profite pour le bâillonner.)
KAMI
CHRISTI
Chambre nuptiale. CHRISTI - habillé en marié est assis sur le lit. KAMI - en mariée, un peu plus loin que lui, debout.
CHRISTI
Bien, OK. Mais, en réalité, sois sincère avec toi-même, à quoi ça sert ? Bien. Bien, je le fais, que le diable m’emporte. Finito, c’est fini. Je le fais. Mais, merde, pourquoi as-tu besoin de ça?... A quoi ça te sert ?
Maintenant que nous ne sommes que nous deux, et que tout le reste est sous terre. Et que moi je suis tout ce qui te reste. Je suis tien. Et je suis ici. Tu peux me faire n’importe quoi, je suis prêt. Voyons, je suis curieux. T’as de l’imagination ou c’est seulement lui qui en avait ? Quelle était ta contribution ? Montre-moi, fais-moi ce que tu lui faisais à lui… N’importe quoi… n’importe quoi…
Mais non, ça ne te suffit pas, rien ne te suffit, tu veux tout savoir, chaque instant, minute après minute !... De quel droit me demandes-tu ça ? Que dirait-il s’il te voyait maintenant ? Tu crois qu’il n’y avait que toi qui l’aimais ? C’est moi qui l’ai connu le premier. Et il a toujours été un fauve bourré d’adrénaline même sans toi. Il ne te l’a pas dit, n’est-ce pas ? ça il ne te l’a pas raconté, n’est-ce pas ?
Bon. Bon, j’étais de garde, OK ? Tu sais n’est-ce pas ce qu’un chirurgien voit lorsqu’il est de garde ? Au moins tu regardes ces séries imbéciles à la télé - des os, du sang, de la charpie. Je m’étonne qu’il ne t’ait pas raconté ça. Qui l’a sauvé ? Ou ce qu’il restait de lui. Parce qu’il n’en restait plus grande chose. Le grand Duke, le géant de la moto, avait l’air d’une limace. Il dégoulinait, s’écoulait sur la civière, parmi des membres arrachés, des organes, des éclats d’ébonite et de ses propres dents. Ah, tu ne savais pas qu’il avait une prothèse dentaire, même toi tu ne sais pas tout sur lui. Il fallait deviner son sexe - quand on l’a regardé la première fois on ne s’est même pas rendu compte s’ils étaient plusieurs- tellement il y avait plein de sang, de vase, ça puait l’essence et sa patte carbonisée dans la botte se détachait en lambeaux. Quand on l’a amené, une infirmière est devenue toute verte et s’est mise à vomir partout dans la salle de plâtrage. Personne n’avait envie de s’occuper de lui, un hamburger de viande humaine - je croyais qu’il était déjà mort et sans moi il l’aurait été. Il t’a dit ça ? Qu’il me devait la vie ?
On a travaillé plus de trente heures sur lui : moi, un neurochirurgien et un autre collègue qui faisait de la plastie. On était crevés, on dormait à tour de rôle. On lui a fait des greffes de peau, même un petit transplant. On lui a cousu des oreilles, des doigts, on lui a remis les os brisés en place. Sa chance a été qu’il avait un cœur solide. Pratiquement, on l’a refait tout à neuf, de la tête aux pieds, on lui a même suturé le pénis. Joliment, patiemment. T’as vu une seule cicatrice ? ça a été la plus longue opération de l’histoire de l’hôpital, ils sont même venus d’Euronews. Ils ont fait un reportage sur moi. Le nouveau docteur Frankenstein, c’est comme ça qu’ils m’ont appelé. Béton, non ? Même sa mère n’a pas travaillé autant quand elle l’a mis au monde. ça a été le début d’une belle amitié.
Pourquoi tu me fais ça ? Pourquoi ? POUR QUOI ? Putain, qu’est-ce que tu veux encore ? ça t’excite, n’est-ce pas ? T’aimes me torturer… t’es sadique, tu l’es !… je le sais bien, on le voit quand tu chevauches son engin. Comme si c’était lui, comme s’il était encore vivant et toi sur lui - mais ce n’est que sa chopper - lui, il est mort, ne l’oublie pas, il est mort. Tu l’as vu, nous l’avons vu tous les deux, cette putain de moto ce n’est pas lui, il est en dessous, sous terre, plein de vers et il pue, ce n’est même pas un cadavre, c’est une poignée d’os liquéfiés, une charogne - maintenant il ne peut plus rien ! Il ne l’enfourche plus, vous ne vous tirez plus à 250 à l’heure, tu n’as que cette machine-là, ce vibreur nickelé que tu ballades. Tu crois que je ne vois pas comment tu ouvres le garage et comment tu la caresses et l’essuies, et l’humidifies ? Il est mort - mets-toi bien ça dans la tête. Je suis tout ce qui te reste.
Je me tais pas, t’as voulu tout entendre, alors écoute ! Tu veux savoir ce que j’ai trouvé chez lui? Peut-être le fait qu’il était si différent de moi - je n’ai aucune sorte de dépendance - je ne bois pas, je ne fume pas… même pas de l’herbe. Je ne suis pas workaholic. Je ne suis pas pervers, je ne suis même pas dépendent de l’ordinateur… Je suis un homme équilibré, je ne fouille pas dans les poubelles pour me satisfaire. Mes parents ont toujours été fiers de moi. J’ai été le premier de la classe du CP à la terminale, major de promo à la fac. Les professeurs m’aimaient. Mes petites amies m’aimaient, les parents de mes petites amies m’aimaient. Je suis un chirurgien doué. J’ai tout réussi. Tôt ou tard.
Tandis que lui… Y’a pas de dépendance qu’il n’ait pas testée. Il connaissait tous les types de sevrage, de la désintoxication à l’alcool à celle aux drogues dures. Jusqu’à la dernière dépendance - de lui-même. L’adrénaline. Être dépendant de tes propres sécrétions, comme si tu te dévorais toi-même. Plus rien ne lui suffisait. Il était dépendant de l’excès. Mais tu sais ça, n’est pas ?
Au début ce fut la curiosité. Je me suis dit : ça, c’est un cas, un médecin sur dix millions a l’occasion de rencontrer une chose pareille. Être refait, pratiquement à neuf, de la tête aux pieds. Je l’ai étudié tandis qu’il dormait, ensuite, quand on parlait, à la contre-visite, dans mon cabinet, les nuits quand j’étais de garde et que je ne pouvais pas dormir, et lui aussi ne dormait pas non plus. Il restait allongé sur le dos, avec ses yeux largement ouverts et les cheveux éparpillés sur l’oreiller, abandonné, comme une pute minable. Et alors je l’appelais chez moi. On l’amenait en chariot. On parlait et les infirmières lui faisaient des tisanes calmantes, et parfois il hurlait et pleurait. C’est comme ça que j’ai découvert la beauté sur son visage mal rasé et torturé, dans ses bras tatoués, sur son torse couvert de cicatrices. J’ai trouvé de l’innocence dans sa jambe amputée, de la grâce dans son boitement, dans son essoufflement j’ai trouvé de la dignité et de l’élégance dans son rire édenté. Si j’étais une femme… en fait, toutes les infirmières étaient folles de lui, et la première qu’il a baisée a été justement celle qui avait vomi ses boyaux quand elle l’avait vu. Coup de foudre. Je n’étais même pas envieux - je trouvais normal qu’il se les fasse toutes, je crois qu’il aurait pu me la mettre à moi aussi s’il avait voulu, et j’aurais considéré ça comme une expérience médicale. Le tout au nom de l’espèce humaine. J’étais aveuglé à ce point. Comme si j’avais perdu la tête. Jusqu’à ce que je t’aie rencontrée. Tu m’as réveillé.
Après qu’il a commencé à aller mieux, tant qu’il a été à l’hôpital, il s’est payé notre tête. Il donnait des rencarts à toutes les pétasses, la bande venait sous ses fenêtres et défilait avec des torches, il tenait des discours, et on ne s’est pas rendu compte, en réalité, que celui qui expérimentait c’était lui. Il testait son pouvoir sur nous, il vivait de notre compassion. Sa réserve était remplie des cadeaux des admirateurs, et, surtout, des admiratrices. Il a fait la une des tous les journaux. Après ce reportage sur Euronews, d’autres télévisions sont venues, et ce n’est pas moi, c’est lui qui est devenu une vedette. Les offres sont apparues aussi - avant de sortir de l’hôpital il avait déjà deux contrats - avec Kawasaki et Ducati. Sa vieille chopper était nase, après sa sortie de l’hôpital il a commencé à travailler chez Hell’s Baby.
Mais non, c’est ça ce que je hais chez les femmes. Il faut toujours que vous bousilliez tout quand quelque chose vous passe par la tête… Nous avons choisi, n’est pas ? Et toi aussi t’as choisi - t’es avec moi. Nous sommes ici, uniquement nous deux. Viens…
Jésus Christ, qu’est-ce que je vais faire avec toi ? Que veux-tu savoir encore ? T’étais là, t’as tout vu, t’as été avec nous tout le temps. Depuis le début jusqu’à la fin. Bien. J’AI DIT : BIEN !
Tout le monde le prenait pour un héros. Il avait sa propre bande de fans avec laquelle il vadrouillait partout. Moi je n’y allais que les week-ends et seulement si je trouvais quelqu’un pour faire mes gardes. J’ai commencé à m’habiller en cuir, je me suis fait un tatouage sur un deltoïde, j’ai laissé pousser mes cheveux… Je me regardais dans la glace et je trouvais que je lui ressemblais, et ça m’étonnait. J’ai commencé à négliger mes patients, je les regardais comme des victimes. J’ai été plusieurs fois proche de la faute professionnelle. Je ne pensais qu’aux jours où on pouvait être ensemble, on enfourchait nos engins et on partait…Au début on était environ vingt, trente, ensuite moins, de moins en moins nombreux, jusqu’à ne rester que nous deux. Moi et lui. Alors on roulait à fond sur des aéroports, sur des routes nationales, sur des autoroutes. Plusieurs fois j’ai failli m’écraser contre la balustrade. Mais j’ai presque tout appris sur le vent et la mort.
Comment c’est quand on roule avec le vent : on l’attise, d’abord comme une brise, ensuite il devient un courant léger, après c’est lui qui te porte, plus vite, de plus en plus vite - avec les oreilles bouchées, les yeux embrouillés - tu trembles et ta peau se refroidit, et tes mains glissent sur le guidon, les choses s’enchevêtrent, et toi avec elles, jusqu’à ce que tu ne saches plus qui conduit la chopper : toi, le vent ou peut-être quelqu’un d’autre, quelqu’un de très grand, très puissant, tout-puissant, et tu te laisses aller à sa guise, tu pourrais t’élever dans l’air, qu’il te porte sur ses ailes, c’est quelqu’un à qui on peut se fier complètement, il est au-dessus et en-dessous, partout, en toi et en dehors de toi, quelqu’un qui t’aime d’un amour total, mais même ça, ça ne compte plus, tu deviens un élément de la nature, et tu te laisses conduire, tu ne peux pas perdre, la peur disparaît, et quand tu te dis, c’est fini, c’est ça, c’est ça, clic ! Tu commences à contrôler, tu deviens intangible, insensible… et tu rentres en toi, tu es au-dessus, tu es le maître, comme si des stades entiers t’acclamaient, tu es le premier, tu es…. HOA ! HOA !
Imbéciles…
Oui, je suis comme ça, j’ai été habitué à être le premier. Il n’a pas aimé ça. J’étais le seul avec qui il pouvait être en compétition, et plus je l’aimais, plus il me détestait. Tu ne croyais pas que je pourrais dire ça un jour ? Je m’en fiche, que tu me croies ou non, c’est moi qui l’ai aimé avant toi. J’ai goûté au vent et à la mort avant toi. C’est ça l’amour, disait-il, c’est ça le goût divin : vent et mort. Combien de fois ne l’ai-je pas entendu dire… et toi aussi tu l’as entendu, n’est-ce pas ? Il te le disait à toi aussi, n’est-ce pas ? Comme t’es naïve…