Les contes de l’espace carpato-danubien n’ont pas fait l’objet de nombreuses adaptations. On leur reproche souvent un anthropomorphisme excessif ainsi qu’un penchant certain pour la cruauté. N’est-ce pas le cas de bon nombre de contes provenant de tous horizons et dont les rudesses se sont estompées progressivement, au fur et à mesure de trop mièvres adaptations ?
Il est connu que les enfants aiment se faire peur. Ils adorent aussi bien les tours de magie que les rebondissements spectaculaires. Ils se laissent volontairement charmer par un animal ensorceleur, duper par une supercherie, abuser par une superstition. Le monde fantastique constitue pour eux un univers idéal d’évasion dans lequel ils se complaisent à s’identifier tour à tour à chacun des personnages campés.
Imprégnés d’éléments traditionnels folkloriques, les contes roumains abondent en régionalismes, par ailleurs succulents, qui rendraient difficile la lecture d’une traduction proche du texte. Nous avons opté, au bénéfice du lecteur contemporain, pour une
adaptation moderne des textes retenus ; aussi les contes publiés dans la première édition bilingue ont-ils été revisités dans le souci de préserver le caractère évocateur d’une langue ancienne, à l’intention des connaisseurs du roumain, en même temps que d’inciter le lecteur francophone, jeune ou moins jeune, à découvrir un monde étrange et nouveau.
Le texte d’origine est signé par Ion CREANGA (1839 1889), auteur cher au cœur du peuple roumain, pour avoir bercé les rêves d’enfance de dizaines de générations grâce à son talent inégalé de conteur.
Réalisant cette adaptation, je me suis éloignée de la langue mais non de l’esprit de l’auteur. Ainsi j’ai assumé ma responsabilité et signé la version française en qualité d’auteur d’une adaptation moderne.
Mariana Cojan Negulesco
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La petite Bourse aux pièces d’or
Il était une fois une vieille et un vieux. La vieille avait une poule et le vieux avait un coq. La poule de la vieille pondait deux fois par jour et sa maîtresse mangeait force œufs, mais jamais elle n’en donnait au vieux. Un jour, celui ci perdit patience et lui demanda :
- Dis donc, la vieille, tu ne fais que te régaler d’œufs toute la journée ! Donne m’en à moi aussi quelques uns, pour que j’y goûte au moins !
- C’est cela ! riposta la vieille, qui était très avare. Si tu as envie d’œufs tu n’as qu’à battre ton coq : il pondra et tu mangeras des œufs ! C’est ainsi que je m’y suis prise avec ma poule, et à présent, tu vois comme elle pond !
Gourmand et grigou comme il l’était, le vieux fit exactement ce que lui conseilla la vieille. Furieux, il se saisit sur le champ du coq et tout en lui administrant une bonne raclée, lui dit :
- Tiens, en voilà pour ton compte !... Ou tu te mettras à pondre, ou tu quitteras ma cour à l’instant, espèce de fainéant ! Tu gaspilles en vain les grains que je te donne.
S’échappant des mains du vieux, le coq s’enfuit à toute allure et se mit à courir les chemins, étourdi encore par les coups.
Tandis qu’il trottinait ainsi sur la grand route, voilà qu’il aperçut une petite bourse contenant deux pièces d’or. Il la prit aussitôt dans son bec et voulut la porter à son maître. Mais, sur le chemin du retour, il rencontra une calèche dans laquelle se trouvaient quelques dames accompagnées d’un seigneur.
Quand il aperçut le coq, le seigneur observa avec étonnement qu’il portait une bourse dans son bec. Aussi dit-il au cocher :
- Hé, toi, descends voir un peu ce que ce coq peut bien tenir dans son bec !
Le cocher descendit vite de son siège et, attrapant adroitement le coq, lui prit la bourse du bec et la remit au grand seigneur. Ce dernier l’empocha sans façon et la calèche s’ébranla. Le coq, fort en colère, ne se laissa pas faire. Il se mit à courir derrière la voiture, tout en criant à tue tête :
Cocorico ! Grand seigneur !
Rends-moi ma bourse aux pièces d’or !
Comme ils arrivaient à la hauteur d’un puits, le seigneur, furieux à la vue d’une pareille audace, ordonna au cocher :
- Hé, cocher ! Attrape donc ce coq insolent et jette le dans le puits !
Le cocher redescendit de son siège, attrapa de nouveau le coq et le jeta dans le puits.
Que pouvait-il encore faire, le pauvre coq, se voyant en si grand danger ? Eh, bien ! Il se mit à boire, à boire et encore à boire de l’eau !... Tant et si bien qu’il réussit à avaler toute l’eau du puits. Ensuite, il battit des ailes et s’envola ; il se remit aussitôt à courir derrière la calèche, sans arrêter de crier :
Cocorico ! Grand seigneur !
Rends-moi ma bourse aux pièces d’or !
Entendant son cri, le seigneur fut étonné plus qu’on ne pourrait l’imaginer. Il s’exclama :
- Fichtre ! Ce coq est vraiment diabolique ! Hé, toi, là ! Attends un peu, tu vas en avoir pour ton compte !...Tu as beau monter sur tes ergots et dresser ta belle crête !...
Sitôt arrivé à la maison, il ordonna à une vieille cuisinière de se saisir du coq tapageur et de le jeter dans le four rempli de braise, sans oublier de boucher l’entrée d’une grosse pierre.
Méchante comme la gale, la vieille servante accomplit exactement ce que son maître lui avait demandé. À cette grande injustice, le coq réagit sur le champ : il se mit à déverser toute l’eau qu’il venait d’avaler dans le puits.
Tant et si bien qu’il réussit non seulement à éteindre le feu et la braise, mais aussi à refroidir le four et... à laisser l’eau couler dans toute la maison ; il s’ensuivit une grande inondation qui exaspéra la vieille harpie. Ensuite, il donna des coups de bec et d’ailes contre la grosse pierre qui bouchait le trou jusqu’à ce qu’il la fît sauter ; en sortant sain et sauf, il courut vers les fenêtres du seigneur où il se remit à chanter tout en heurtant les vitres à coups de bec :
Cocorico ! Grand seigneur !
Rends-moi ma bourse aux pièces d’or !
- Ça alors, me voilà dans de beaux draps avec ce maudit coq ! dit le seigneur qui n’en revenait pas. Hé, cocher, débarrasse moi une fois pour toutes de cet animal insolent, et jette le au milieu des vaches et des bœufs de mon troupeau ; peut être un taureau furieux en aura t il raison en le faisant sauter sur ses cornes !... Nous serons ainsi délivrés de cette peste.
Le cocher attrapa de nouveau le pauvre coq et le jeta au beau milieu du troupeau.
Quelle ne fut la joie du coq ! Il fallait le voir avaler coup sur coup taureaux, bœufs, vaches et veaux, si bien qu’il n’en resta pas un seul !
Ses flancs devinrent aussi grands et gros qu’une montagne. Inlassable, il prit son envol et descendit droit sous les fenêtres du seigneur ; déployant ses ailes, il plongea la maison entière dans l’obscurité :
Cocorico ! Grand seigneur !
Rends-moi ma bourse aux pièces d’or !
Devant ce nouvel exploit, le seigneur se fâcha tout rouge et ne sut plus comment s’y prendre pour se débarrasser de ce coq effronté. Réflexion faite, une idée lui traversa l’esprit :
- Et si je l’enfermais dans la chambre au trésor ; parmi toutes les pièces d’or qu’il avalera, il s’en trouvera bien une qui se mettra en travers de sa gorge, il étouffera et j’en serai ainsi débarrassé !
Sitôt dit, sitôt fait. Le voilà qui attrape, lui même cette fois ci, le coq par une aile et le précipite dans la chambre au trésor ; car il faut savoir que ce grand seigneur avait tant de louis d’or qu’il n’en savait même pas le nombre ! Le coq se mit tout de suite à avaler avec gloutonnerie tous les jaunets, laissant les coffres vides comme si jamais ils n’avaient été pleins. Ensuite il sortit de la chambre au trésor - par où et comment, lui seul pourrait le dire - et s’en vint à nouveau sous les fenêtres du seigneur, pour recommencer son chant :
Cocorico ! Grand seigneur !
Rends-moi ma bourse aux pièces d’or !
Après toutes ces mésaventures, voyant qu’il ne pourrait pas venir à bout de ce drôle de coq, le seigneur décida de lui rendre la petite bourse.
Tout gaillard, le coq la ramassa et s’en fut, abandonnant le seigneur qui allait désormais retrouver sa tranquillité.
Mais voici que toutes les volailles de la basse cour du seigneur, séduites par la belle prestance du coq ainsi que par ses grands prodiges, se mirent à le suivre. On aurait dit le cortège d’une noce. Cependant, le seigneur, regardant d’un œil mélancolique partir toutes ses volailles derrière le coq, dit en soupirant :
- Partez !... Partez toutes ! Et avec vous, ce maudit coq ! Je suis content de me tirer finalement d’affaire, car j’ai bien peur qu’il y ait quelque histoire de sorcellerie là dedans.
Quant au coq, il avançait très fier à la tête d’une longue file de poules. Ils marchèrent, ils marchèrent, et les voilà qui arrivèrent devant la maison du vieux.
Dès qu’il se trouva à la hauteur du portail, le coq se prit à chanter : Cocorico !... Cocorico !...
Le vieux, entendant la voix de son coq, sortit tout joyeux de la maison, et quelle ne fut sa surprise ?... C’était bien son coq, mais alors, il était énorme !... À ses côtés, un éléphant aurait eu l’apparence d’une puce !... Et derrière lui suivait une bande innombrable de poulardes, plus belles les unes que les autres, huppées et empennées à plaisir. Ravi des riches apparences de son coq, ainsi que de son cortège de poules, le vieux s’empressa d’ouvrir grand le portail. Le coq s’écria alors :
- Maître, allez chercher une couverture et étendez la au milieu de la cour !
Vif comme l’argent, le vieux alla chercher la couverture et l’étala au milieu de la cour. Tout en battant fort des ailes, le coq remplit en un clin d’œil de vaches et de bœufs le clos et le jardin du vieux ; ensuite, il s’installa au beau milieu de la couverture et fit pleuvoir une montagne de louis d’or qui brillaient au soleil d’un éclat sans pareil ! Devant tant de richesses, le vieux ne savait plus où donner de la tête, tellement il était heureux. Il ne se lassait pas de caresser son coq et de l’embrasser.
Cependant la vieille arriva elle aussi, venant on ne sait d’où. Lorsqu’elle aperçut tant de richesses, ses yeux s’allumèrent de jalousie et son méchant cœur en fut meurtri.
- Dis donc, le vieux, dit elle feignant la gêne, pourrais tu me donner quelques louis d’or à moi aussi ?
- Que nenni, la vieille ! Tu pourras en faire ton deuil ! Te souviens-tu de ta réponse quand je t’ai demandé des œufs ? Eh bien, ton tour est arrivé : va battre à présent ta poule, afin qu’elle t’apporte des jaunets ; c’est ainsi que je m’y suis pris avec mon coq, et tu sais très bien à cause de qui !... Tu vois bien ce qu’il m’a rapporté !
La vieille se rendit sans plus attendre au poulailler, attrapa sa poule par la queue et lui administra une volée de coups qui faisait vraiment pitié à voir.
Dès qu’elle put s’échapper des mains de la vieille, la poule se mit à courir, elle aussi, les chemins.
Et comme elle cherchait l’aventure, la voilà qui observe sur la route une petite perle en verre toute brillante : elle l’avale aussitôt.
Puis, sans plus tarder, elle revint à la maison de la vieille, chantant à tue tête : Cot ! cot ! cot !...
Toute joyeuse, la vieille sortit à sa rencontre. Mais la poule empressée sauta par dessus la barrière, passa vite près de la femme et courut se nicher dans le pondoir. Après une bonne heure d’attente, elle en sortit en caquetant sans répit.
Ravie, la vieille femme accourut pour voir ce que la poule avait pondu. Mais lorsqu’elle regarda dans le nid, quelle ne fut sa surprise ? Sa poule lui avait pondu une perle en verre !... Croyant que sa poule s’était moquée d’elle, la vieille se mit en colère et tout en attrapant la pauvre volaille, elle commença à la frapper tant et si fort qu’elle finit par la tuer.
C’est ainsi que cette vieille femme avare et insensée tomba dans la misère. Elle pouvait dorénavant se nourrir de souvenirs au lieu d’œufs. Pourquoi avait elle eu ainsi besoin de maltraiter sa pauvre poule et de la tuer, alors qu’elle n’était pour rien dans ses malheurs ?
Pendant ce temps le vieux, qui était devenu très riche, se fit bâtir une nouvelle maison, entourée de beaux jardins où il vivait très heureux. Par charité, il prit la vieille auprès de lui et en fit sa fille de basse cour. Quant au coq, il se faisait un grand honneur de l’emmener partout où il avait à faire. Il l’avait paré d’un beau collier de louis d’or, l’avait chaussé de petites bottes jaunes à éperons, tant et si bien qu’on eût dit un bel arlequin, et non plus un vrai coq, prêt à mijoter dans un bon vin.